Melinir Tome 1 - Chapitre 19 - Deux héros

Chapitre 19 – Deux héros

Région des Tempêtes: Vaste étendue de plaines habitée par des cyclones ravageant la majeure partie de la végétation. L’épicentre est totalement inaccessible à toute forme de vie. Il ne reste que quelques ruines du village de Mirlion dans les environs et d’un autre nommé Hilduic qui a aussi été abandonné – les vents s’étant étendus jusqu’aux habitations.

Régions, Autorités et Organisations – Encyclopédie du Savoir d’Aquira
Melinir Tome 1 - Chapitre 19 - Deux héros

   Eldan continuait de galoper, solidement crampé sur Flèche-Noire, le cœur tapant comme un marteau. Ils étaient tous en un morceau, heureusement, car c’était la première fois depuis sa confrontation contre les Pillards qu’il se réveillait dans une telle angoisse.

   Ainsi, les deux Huttlords qui parcouraient la ville étaient bien à sa recherche, et ils étaient parvenus à leur but, ou plutôt l’avaient approché de très près, et même si leur plan n’avait pas fonctionné, le danger était loin d’être écarté, car ils n’allaient pas abandonner aussi facilement.

   − Merci infiniment, dit Lalya, avec une faible voix.

   − Remercie plutôt mon insomnie et mon envie de prendre l’air, qui sont les seules raisons pour lesquelles nous sommes encore en vie.

   – Comment nous ont-ils retrouvés ? demanda Shake.

   – Nos chevaux je crois, car ils sont tout d’abord entrés dans mon écurie pour s’assurer qu’ils étaient au bon endroit, c’est après-coup qu’ils ont forcé la porte du musée, ce qui m’a donné le temps de venir vous avertir.

   – Dans ce cas, laissons nos montures aux portes de la ville, proposa Nordal, et continuons à pied.

   – Surtout pas, objecta Merino d’un ton sec, ou ils vous rattraperont sans la moindre difficulté. Galopez autant que vous le pouvez, et semez-les avant qu’ils ne vous rattrapent, les Huttlords n’ont jamais aimé monter à cheval et je doute qu’ils ne le fassent un jour.

   Ils traversèrent la cité dans la plus grande hâte et atteignirent les remparts est pour s’arrêter près des gardes.

   − C’est ici que nos chemins se séparent, dit le maître d’armes.

   − Et s’ils t’attendaient au musée ? fit Lalya avec anxiété. Ne prends pas ce risque, viens avec nous.

   − Non, ils n’ont pas besoin de savoir où vous allez maintenant qu’ils vous ont pisté, ils ne vont plus perdre de temps à questionner qui que ce soit, alors restez vigilants et n’omettez aucun tour de garde durant la nuit. Lalya, Shake, Nordal, je veux une observation trois-cent-soixante degrés lors des déplacements, personne ne doit pouvoir vous approcher à moins de cent mètres sans que vous ne l’ayez remarqué au préalable. Et par-dessus tout, ne les affrontez qu’en cas de dernier recours, même les cinq réunis.

   Merino les regarda tour à tour dans les yeux avec une pointe de regret, et surtout de reconnaissance :

   – Nous n’avons pas le temps pour des adieux, quittez la ville, maintenant.

   D’un signe de main, il donna l’ordre d’ouvrir les portes de la cité aux soldats qui étaient de garde.

   – Faites attention à vous, dit-il avant de se retourner pour s’engager dans une ruelle.

   Étant en pleine nuit, les voyageurs avaient grand mal à avancer et décidèrent de poser un campement dans une épaisse forêt d’arolles et de mélèzes située à une dizaine de kilomètres d’Aquira, où ils pourraient bénéficier d’un camouflage très efficace.

   Comme convenu, ils effectueraient une garde à tour de rôle durant leur sommeil. Shake prit le premier tour, avant de succéder à Eldan, Nordal, Lalya et Mornar qui se chargea de la dernière phase de surveillance, lequel observait les environs avec une inquiétude flagrante, sursautant au moindre murmure du vent. Il ne souhaitait pas spécialement se réveiller dans le froid pour surveiller une forêt aussi accueillante que la maison de Fourmat, avec en prime une chance d’être le premier à se faire étriper par un Huttlord. Auquel cas, il devrait immédiatement réveiller les autres pour permettre à Eldan de monter Flèche-Noire sur le champ. Sa vie était la plus importante, ou plutôt sa faculté à porter Zaor.

   Après une heure interminable d’attente, les rayons du soleil vinrent agréablement réchauffer l’atmosphère, sonnant l’heure du départ. Mornar réveilla donc gentiment la troupe, et s’assit auprès d’Eldan qui pliait sa couverture.

   − Ça va ? demanda le jeune homme.

   − Ça va, mais pour être honnête, je ne sais pas si j’aurais réagi comme il le fallait en cas d’incident.

   – Tu aurais fait ce qu’il faut, comme avec les Pillards.

   − Aucun monstre hideux à l’horizon, ma bonne humeur est garantie pour la journée, dit Shake en s’étirant, laissant apparaître l’imposante musculature de son torse.

   − Dépêchons-nous, s’empressa Nordal. Je n’aime pas rester planté ici à la lumière du jour…

   La troupe rangea activement le camp et se remit en route. Ils étaient vêtus de tenues adéquates pour voyager : d’amples braies, des tuniques, des chemises, ainsi que des manteaux en suffisance. Lalya portait un pantalon noir très serré qui mettait en avant sa taille aussi fine qu’athlétique. Nordal s’était équipé d’un arc long ainsi que d’une épée qu’il attachait dans le dos, alors que Shake était cintré d’une flamberge et la jeune femme d’une très fine lame qui se mariait parfaitement avec son tempérament vif et énergique.

   Ils sortirent de la forêt pour s’engager dans une large route rocailleuse qui descendait abruptement ; ils voyageaient d’un trot rapide, toujours aux aguets des alentours, car les Huttlords pouvaient surgir à tout moment. Nordal, qui possédait une excellente vue, avançait en arrière-garde et tournait fréquemment la tête pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis.

   Tant qu’ils n’avaient pas atteint le pied de la montagne, ils pouvaient rencontrer les deux créatures à chaque instant, c’était pour cela qu’ils espéraient rejoindre les plaines au plus vite pour les semer en prenant le galop.

   Ils traversèrent une forêt de sapins moins épaisse que la précédente où des aigles glapissaient souvent, ce qui rappela à Eldan sa dernière rencontre avec un Hodraque − en souhaitant qu’une telle situation ne se reproduise pas à nouveau.

   Un long et sinueux chemin fut pris dans une pente abrupte où de nombreux rochers les surplombaient en hauteur. Ils devaient particulièrement faire attention au précipice qui se tenait à quelques mètres d’eux, et avançaient donc très prudemment en file espacée. De temps à autre, un caillou glissait et tombait de la falaise ; le bruit de l’impact survenait après tellement de temps qu’Eldan déglutit en s’imaginant à quoi lui-même pourrait ressemblait s’il venait à subir une telle chute.

   Quittant le bord de falaise, ils atteignirent ensuite un petit étang dans une prairie d’herbe sombre et humide où ils prirent une brève pause pour boire quelques gorgées d’eau. Eldan y distingua quelques grenouilles dont ils ne connaissaient pas l’espèce entre des roseaux clairs et des joncs qui bordaient les flots. D’étranges cris aigus surgissaient de la forêt qui les entourait, laquelle ressemblait beaucoup à celle qu’ils avaient abandonnée en début de matinée.

   D’un œil suspicieux, Eldan observa un buisson qui venait de bouger, avant d’entendre un nouveau hurlement.

   Un sifflement aigu qui grinçait dans les oreilles.

   Le jeune homme scruta les alentours d’un œil alerte. En voyant ses compagnons sortir leurs armes, il fit de même et se concentra sur un autre bruit : des craquements de branches ; avant de comprendre qu’une créature se tenait là et les observait.

   Nordal avertit ses compagnons à voix basse :

   − Je le tiens en joule.

   Le buisson se déchira en deux et laissa jaillir un lézard gigantesque, haut comme un cheval, qui ouvrait la gueule et sifflait à la manière d’un serpent.

   Puis, il se mit sur ses pattes arrière et déploya une coiffe translucide qui le rendit tout de suite plus agressif. L’animal bondit alors sur Mornar qui encochait une flèche, lequel n’eut pas le temps de tirer et se fit plaquer sur le dos par le monstre qui poussa un cri étouffé, lorsqu’un trait s’enfonça entre ses côtes.

   Il oublia Mornar pour se tourner vers le tireur : Nordal. D’un geste aussi rapide que l’éclair, l’archer lui en décocha une autre au bas de la gorge, ce qui eut pour effet de le ralentir, sans l’arrêter pour autant ; le reptile bondit sur lui en ouvrant la gueule.

   Il esquiva l’assaut en roulant machinalement sur le côté,  ce qui permit à Shake de fondre sur le lézard en lui abattant sa flamberge sur la nuque.

   Sa tête roula jusque dans l’étang alors que le restant du corps s’affaissa sur le ventre.

   − Un Lambrouic, dit-il en essuyant sa lame. Une vraie saloperie. Partons avant qu’il y en ait d’autres.

   Mornar se releva, encore un peu sonné, et regarda avec un certain dégoût le corps décapité qui était encore secoué de spasmes.

   − J’aurais dû m’en douter, dit Nordal, ces reptiles pullulent les points d’eau. Tout va bien Mornar ?

   − C’est bon, je n’ai rien.

   Eldan et Lalya rengainèrent leurs armes avec désagrément, et quittèrent les lieux sans attendre en observant les environs avec suspicion.

   Après avoir pris connaissance de l’état de Mornar, Eldan remarqua qu’il avait rapidement retrouvé son calme, car comme lui, l’archer avait l’habitude des sensations fortes depuis quelques jours et avait compris qu’il fallait vite recouvrer une certaine lucidité pour ne pas enchaîner les catastrophes.

   Eldan était frustré d’avoir été si loin de l’affrontement, car il savait que Zaor aurait fait fuir la créature sans encombre et lui aurait sans doute évité de se faire découper en morceaux.

   Méfiant et silencieux, Nordal se tenait toujours en arrière-garde et conservait consciencieusement sa main gauche sur son arc, l’incident précédent lui avait rappelé à quel point il était important d’appliquer les directives de Merino.

   Shake, étant le plus vieux, s’était endossé d’une certaine responsabilité envers l’état de ses compagnons, un devoir qu’il s’était attribué sans vraiment se l’expliquer, ce qui n’atténuait pas son penchant à toujours vouloir se montrer le plus fort et le plus entreprenant.

   Arrivés en fin de journée, à mi-chemin de la descente, ils posèrent un bref campement au fond d’un bosquet qui les rendait totalement invisibles à des yeux extérieurs.

   Le versant sud était nettement plus accessible à cheval que la face nord – qu’Eldan et Mornar avaient emprunté pour rejoindre Aquira –, les routes étaient entretenues et bien définies, contrairement aux longs sentiers escarpés de l’autre versant.

   Ils reprirent la chevauchée aux premières lueurs de l’aube et calculèrent d’après une carte de Lubile qu’ils atteindraient le plateau en début d’après-midi, où de gigantesques étendues verdoyantes les accueilleraient pour un voyage plus rapide et plus sûr. Ils devraient normalement réussir à distancer les Huttlords qui n’allaient plus pouvoir les pister sur un terrain aussi vaste, c’est du moins ce qu’ils espéraient.

   Lalya trottait en avant en jetant de fréquents regards en direction des bois sur sa gauche, un signe apparent d’insécurité qui se lisait sur son visage lorsqu’elle sondait méticuleusement son périmètre d’observation. Eldan s’avança à ses côtés :

   − Je viens te prêter deux yeux en plus, lui dit-il une fois à son niveau.

   Elle fit mine de sourire sans détourner le regard :

   – Volontiers, oui.

   – Vous avez l’air de vous connaître depuis longtemps.

   − Comme je te l’ai dit, oui, j’avais dix ans, lorsque j’ai commencé à m’entraîner à l’école Ming – où l’on ne pratiquait qu’à mains nues. La première chose que j’ai vue en entrant fut Nordal et Shake qui luttaient l’un contre l’autre au centre du ring. Bien évidemment, la différence d’âge et de corpulence donnait l’avantage à Shake qui en avait vingt, je crois, alors que Nordal venait de fêter ses seize ans.

   « En grandissant, j’ai passé beaucoup de temps au musée de Merino, et je me souviens qu’à cet âge-là, la statue d’Alheam Nithril m’impressionnait particulièrement.

   − Penses-tu qu’il est mort ?

   − Je n’en sais rien, mais s’il est vivant, c’est un lâche. Il sait très bien que nous avons besoin de lui maintenant que Rha-Zorak est devenu plus puissant que jamais.

   − Effectivement, c’est étrange… heu oui, je m’excuse, je t’ai coupé dans ton histoire, tu passais beaucoup de temps chez Merino…

   Elle parut amusée, puis continua :

   − Lorsque j’étais petite, je me rendais souvent au musée parce que, honnêtement, passer du temps avec les filles de mon âge m’ennuyait à mourir. J’ai donc aussi connu les pratiquants de l’école en assistant aux entraînements de Merino.

   − Tu n’avais pas d’amies ? s’étonna Eldan.

   Lalya ne put s’empêcher de rire.

   − Bien sûr que si ! Mais elles étaient peu nombreuses, à vrai dire, je tissais davantage de liens avec les garçons, par contre, je m’entendais merveilleusement bien avec Maisie, ma voisine. Mais nous nous sommes perdus de vue… Oh, je vais arrêter avec mes histoires, je pense que tu t’en moques comme de ta première…

   Il ne put s’empêcher de se plonger dans le bleu océan de ses yeux et remarqua que son nez était relativement fin, mais parfaitement proportionné. En fait, chez elle tout paraissait harmonieux ; c’est le sentiment qui s’immisçait en lui depuis qu’il l’avait rencontré.

   − Non, surtout pas ! Ça me change les idées. Tu sais, depuis quelques jours, j’ai l’impression que chacun de mes gestes est d’une importance capitale pour tout Melinir.

   − Je vois, acquiesça-t-elle d’un hochement de tête. Et toi, parle-moi de ton village.

   − Que dire sur Hatteron, à part que j’y ai vécu toute ma vie. C’est petit, très petit, sans histoires intéressantes jusqu’à Zaor, et regroupe principalement des fermes et des moulins. J’ai connu Mornar depuis mon entrée à l’école. Je pourrais t’énumérer toutes les bourdes et âneries que nous avons commises en étant gamins, mais cela prendrait trop de temps.

   « Nous ne sommes pas beaucoup de notre génération, c’est pourquoi nous étions très proches, avec Mornar et quelques autres que tu ne verras probablement jamais… Des fois, je m’en veux d’être parti sans leur avoir dit au revoir.

   − On ne peut pas toujours faire ce que l’on veut… Ton enfance a dû être bien différente de la mienne, moi, j’ai toujours côtoyé énormément de monde. La vie devait être tranquille, non ?

   − Trop tranquille, surtout pour Mornar, qui n’a pas hésité une seule seconde à quitter Hatteron à mes côtés.

   − Il te suivra partout, n’est-ce pas ?

   − Il y a de fortes chances, effectivement.

   − C’est bien.

   − Quoi ?

   − Une amitié pareille, déclara-t-elle sur un ton calme qui devait dissimuler une certaine tristesse.

   − C’est vrai, je ne m’en rends pas compte, des fois.

   − C’est un cadeau plus rare que tu ne le crois.

   Eldan ne répondit pas, et savait qu’elle devait avoir des raisons bien valables de lui parler de ça, car c’était clair que la plupart des gens devaient avoir peur de son pouvoir et conservaient donc une certaine distance à son égard. Un motif correct pour qu’il entreprenne d’amorcer le sujet.

   − C’est douloureux à supporter, je suppose ?

   Lalya comprit où il voulait en venir :

   − Oui et non. Je revis le souvenir avec les sentiments qui vont avec, et ce n’est pas toujours agréable, si tu vois ce que je veux dire. Quand j’étais petite, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait et je pleurais sans arrêt, mais maintenant, je crois que ça m’a rendue plus forte. Socialement, par contre, ça n’a pas toujours été facile, ajouta-t-elle avec d’un air amer, tu ne te rends pas compte du nombre de personnes qui m’ont évité et m’évitent encore parce qu’ils ont peur que je viole leur intimité, ce qu’en un sens, je comprends…

   Eldan eut un élan de pitié envers elle, car sa vie n’avait pas dû être facile, et comprit le sens de ses mots sur l’amitié, qui devait avoir une tout autre signification pour elle.

   − Personnellement, je m’en fiche que tu puisses voir des événements de mon passé.

   − Merci, répondit-elle en lui souriant avec un regard brillant. Il savait qu’il venait de toucher un sujet qui l’affectait particulièrement.

   − Et cela peut survenir à tout moment ?

   − Oui, dans certaines limites je crois, car lorsque je suis concentrée sur autre chose, je n’en ai généralement pas.

   − Je n’avais jamais entendu quiconque posséder un tel pouvoir.

   − Moi non plus. Il semblerait que nous ayons les deux un don hors du commun.

   Même vêtue d’une longue veste de tissu, Eldan y devina une silhouette aux contours parfaits, et ses cheveux d’or, légèrement ondulés lui conférait un charme dévorant.

   − Et tu n’as jamais trouvé d’où te venait cette… faculté ?

   − Jamais, c’est un mystère pour moi, et pour tous ceux qui me connaissent, j’ai pourtant fait des recherches pour savoir si quelqu’un d’autre avait développé un talent comparable au mien, mais apparemment, je suis une énigme irrésolue.

   La conversation se termina lorsque Shake vint prendre la position de Lalya, laquelle s’avança en tête de file.

   − M’apprendrais-tu quelques techniques de combat à mains nues, si l’occasion se présente ? demanda le jeune homme, intéressé par ce qu’il avait vu à l’École Ming, sans me casser en deux, si possible.

   Shake réprima un petit rire :

   − Pas de problème ! Je ferai de toi une machine de guerre si tu veux ! Mais Merino ne t’en a pas enseigné ?

   − Seulement à l’épée.

   − Je vois, il voulait que tu apprennes en priorité à manier ton arme, ce qui est logique, tu ne portes pas un gourdin tout de même ! lança-t-il en lui tapant sur l’épaule. C’est d’ailleurs lui qui m’a enseigné les arts martiaux pendant dix ans.

   − Mais pourquoi a-t-il arrêté ?

   − Sa femme est morte, une maladie incurable l’a emportée, ça a été un coup dur pour tout le monde, car elle était adorable. Il a ensuite décidé de se retirer de l’école, il broyait du noir, mais ne s’est pas laissé démonter et a vite repris sa vie en main.

   − Je vois…

   Eldan eut un pincement au cœur en se souvenant du portrait qui était fixé à côté de la cheminée du maître d’armes : il devait s’agir de sa femme. C’était étrange qu’il ne lui en ait jamais parlé, mais peut-être ne voulait-il pas prendre le risque d’ouvrir des blessures qui commençaient à cicatriser.

   Ils arrivèrent au pied de la montagne quelques heures plus tard où ils débouchèrent sur les longues et interminables plaines qui caractérisaient le plateau central, et où le vent était nettement plus fort, fouettant et rafraîchissant le visage des cinq cavaliers.

   Malgré le soulagement qu’Eldan éprouvait à savoir qu’ils pourraient enfin semer les Huttlords, il ne se sentait pas plus en sécurité qu’avant, parce qu’ils étaient maintenant à découvert.

   Voilà trois heures qu’ils galopaient en formation triangulaire. Ils avaient distingué Selton et Hilton, deux petits villages non loin, et contemplé le Lac Serpent à l’ouest, une étendue d’eau bien plus sombre que le Lac Mélam. À ce rythme, ils atteindraient les premiers contours de la Région des Tempêtes dans deux jours, qu’ils allaient éviter en longeant la Forêt des Penseurs.

   − La Région des Tempêtes nous est déjà visible, dit Nordal d’une voix claire.

   Le tumulte du temps s’affichait, destructeur, au-delà du Lac Serpent, la pluie, le vent et la foudre ravageaient une terre qui jadis, abritait des villages.

   − Cette désolation sera peut-être notre seul moyen de survie, dit Shake à haute voix. Si les Huttlords nous rattrapent, ce dont je doute fort, nous serons obligés de nous y réfugier.

   Nordal, anxieux, se gratta nerveusement la barbe alors que Lalya lui posa un regard lourd d’inquiétude, une idée qui ne plaisaient pas non plus à Eldan et Mornar qui ne comprenaient pas où Shake voulait en venir.

   − Comment pourrions-nous être en sécurité dans un déluge pareil ? demanda Eldan avec étonnement.

   − Les Huttlords ont des sens bien plus aiguisés que les nôtres, comme tu le sais, mais pour une raison mystérieuse, le vent et la pluie les altèrent énormément. Crois-moi, jamais ils ne mettraient les pieds dans ces ouragans, même si celle-ci a été engendrée par leur maître à penser ; ils ne se priveraient jamais de ce qui les rend si redoutables.

   − Espérons ne pas devoir le vérifier…

   Ils accélérèrent le rythme, espérant contourner la désolation par l’ouest, un détour conséquent, mais obligatoire.

   En fin de journée, ils s’approchèrent du Lac Serpent, où ils posèrent un bref campement à l’ombre de trois rochers qui leur offrait une couverture visuelle. Ils ne firent aucun feu pour ne pas indiquer leur position, et puisèrent des vivres dans le sac fixé à Stelran, l’étalon de Lalya, pour un repas léger et rapide.

   Soudainement, Eldan perçut le même glapissement qu’il avait entendu lors de son ascension pour Aquira : un Hodraque. L’écho s’amplifia depuis la Montagne du Soleil afin de parvenir jusqu’à eux dans une longue plainte qui leur remua les entrailles.

   Malgré une tension palpable, une certaine bonne humeur régnait parmi les voyageurs qui discutaient du chemin à prendre en étudiant une carte de Lubile.

   − Il nous faudra faire attention aux tigres quand nous longerons la Forêt des Penseurs, dit Nordal en grattant sa fine barbe. Une habitude qu’il avait apparemment prise lorsqu’il réfléchissait.

   L’air abattu, Mornar déglutit avec difficulté et regarda Eldan qui eut un sourire de coin, car il savait que son ami en avait une peur bleue depuis son enfance.

   Ce soir, les étoiles étaient clairement visibles et chacun s’amusa à contempler les différentes constellations. Le vent soufflait anormalement fort, mais ils étaient abrités des fréquentes bourrasques qui provenaient de la Région des Tempêtes.

   Un nouveau glapissement retentit dans la nuit et traversa les cinq voyageurs dans un long filament de peur, qui résonna dans l’obscurité avant de s’atténuer, jusqu’à s’arrêter, inerte.

   Ils se levèrent sans traîner le pas puis reprirent la route en direction du Sud. Le trot fut pris pendant deux bonnes heures avant d’accélérer durant le reste de la matinée pour voyager ensuite à vitesse réduite.

   Le climat lourd et le vent tapageur ne les aidaient en rien dans leur avancée, parce que le ciel s’obscurcissait au fil des kilomètres et que les prairies verdoyantes se transformaient en pâturages ternes et abandonnés, où l’herbe poussait plus rarement, laissant place à de fréquentes plaques de terre.

   Alors que ce qu’ils traversaient ressemblait de plus en plus à un orage, ils arrivèrent au soir après une longue journée sans beaucoup de pauses, et posèrent un nouveau campement dans les profondeurs d’un Stalgale.

   Ils accrochèrent un couvre-toit contre la pierre centrale où Eldan distingua de nombreuses gravures − des runes dont il ne pouvait définir l’ancienneté de l’écriture.

   Ils s’installèrent sous la toile et chacun s’assit en silence. Le repère les masquait parfaitement, malgré une atmosphère morbide qui s’emparait de l’air ambiant, sans doute dû aux pierres dressées qui semblaient les sonder avec froideur, pendant que le vent cinglait la roche dans un bruit sourd, et qu’une fine brume croupissait dans les alentours.

   Mornar sortit trois grandes miches de pain, de la viande séchée, du fromage, des tomates, du raisin et des pommes.

   − Rarement vu d’endroit aussi glauque, mais mon estomac me dépouille, lâcha Shake. Tu as raison, prenons des forces, nous en aurons besoin.

   Chacun mangea avec appétit avant de se désaltérer et de s’installer avec plus de confort, car le voyage les avait considérablement épuisés. Le ventre plein, le lieu leur semblait déjà plus accueillant, un sentiment illusoire qu’ils acceptaient néanmoins.

   Nordal les avertit que la Forêt des Penseurs leur serait bientôt visible, peut-être d’ici un ou deux jours. Par contre, la Région des Tempêtes, elle, était très proche, car le vent soufflait abruptement, et ils savaient bien évidemment que ce n’était pas une brise naturelle − les bourrasques étant bien trop fréquentes, comme un froid annonçant la neige.

   Lalya sortit sa fine lame et l’aiguisa machinalement.

   − Ligotés sur ce bloc de marbre, des hommes étaient vidés de leur sang, affirma Nordal en effleurant la roche.

   − Tu ferais un excellent animateur pour les enfants, lança Mornar.

   − Et je vous épargne encore de nombreux détails plus obscènes les uns que les autres, continua-t-il, mais heureusement, ces pratiques ne sont plus d’actualité.

   – Donc, Lalya, ne touche pas ces blocs de pierre si tu ne veux pas avoir une vision qui te ferait dégobiller ce que nous venons d’avaler, lâcha Shake.

   – Je n’en avais pas spécialement l’intention, répondit-elle en continuant d’aiguiser son épée.   

   − Il paraît qu’il y a de nombreux Stalgales au Sud, ajouta Eldan.

   − Ils devaient être foutrement dérangés pour se mutiler volontairement les uns les autres ! fit Shake en plissant les sourcils.

   Subitement, un bruit interpella Lalya qui leva la tête.

   Nordal remarqua immédiatement son soubresaut :

   − Qu’y a-t-il ?

   − Rien, un étrange sifflement, ce doit être le vent.

   Elle continua d’aiguiser machinalement sa lame.

   − Je n’ai jamais compris ta maniaquerie à toujours affûter ton épée, dit Shake.

   − Tu ferais bien de faire pareil, lui répondit-elle sans quitter son arme des yeux. Émoussée, elle ne me sert à rien, j’ai besoin de tranchant, de vitesse et de fluidité.

   − À notre différence, ma petite, l’état de mon épée m’importe peu, je préfère aiguiser mes bras. Je n’incise pas, je décortique !

   Lalya leva encore une fois la tête d’un mouvement sec, aux aguets, puis reprit d’un air distrait :

   − Ma lame reste affûtée, car…

   Elle se leva d’un bon et fit siffler son épée d’un geste aussi souple que rapide ; un mouvement qui ôta la tête d’une vipère qui s’approchait de Shake.

   − … on ne sait jamais quand il sera nécessaire de s’en servir, termina-t-elle, la mine à présent plus détendue. Il me semblait avoir entendu un sifflement.

   Après l’incident du serpent, Shake se leva et prit sa flamberge d’une main pour la faire rouler d’un bras à l’autre d’un mouvement aisé. Il répéta ensuite quelques formes vides à grande vitesse en dégageant une force presque palpable. Il enchaîna plusieurs bottes et prit de nombreuses positions basses où sa stabilité semblait proche des rochers qui étaient enfoncés dans le sol autour de lui.

   Il termina sa gymnastique et revint auprès de ses compagnons.

   − La figure du tigre, remarqua Lalya, basée sur le renforcement musculaire et osseux. Ça faisait longtemps que je ne l’avais plus vu.

   – Exactement, répondit Shake. Tu te souviens de celle de la grue ?

   − Grâce, fluidité, vitesse et précision, répondit-elle en se levant. Je m’en souviens très bien.

   Elle sortit de la toile et prit une grande inspiration, avant de faire scintiller sa lame dans des mouvements secs et explosifs. On pouvait entendre le chuchotement du métal qui fendait l’air. Sa technique était plus fluide et plus belle que celle de Shake, plus rapide aussi, mais bien moins puissante.

   Son épée tournoya encore plus vivement dans de larges cercles puis à ras le sol où elle s’abaissa souplement, elle bondit ensuite pour fendre un homme qui ne vivait que dans ses pensées. Pour terminer sa figure, elle respira profondément et inclina sa lame de biais, puis la rengaina.

   − Pas une erreur, dit Nordal, ça fait pourtant longtemps.

   − Des formes qui nous ont été enseignées par Merino, dit Shake à Eldan.

   − Et il ne t’a pas montré ça ?! fit Mornar en regardant Eldan.

   − Nous nous sommes seulement combattus, c’était, disait-il, le minimum pour ne pas me faire réduire en morceaux.

   Ils se couchèrent après avoir défini les tours de garde et après que le sommeil se soit manifesté chez tout le monde.

   Ils reprirent la chevauchée au matin pendant deux bonnes heures et virent un épais brouillard à quelques kilomètres, accompagné par une pluie diluvienne et des éclairs qui éclataient un peu partout : la Région des Tempêtes était à présent visible. Un tourbillon de vent, de terre et de tout ce qui était assez léger pour s’envoler, virevoltait dans les profondeurs de la tourmente.

   Ils n’étaient qu’à quelques centaines de mètres des cyclones.

   Un mauvais pressentiment envahit Eldan qui fut alerté par un brassement d’air trop bruyant pour être celui d’un oiseau habituel, il sentit au plus profond de lui-même qu’ils étaient en danger. Quelque chose approchait.

   – Les Huttlords ! DERRIÈRE NOUS ! les avertit Nordal qui était en arrière-garde.

   Eldan se retourna et distingua les deux créatures qui montaient des Hodraques ; un problème auquel ils n’avaient pas songé, et qui était de taille, c’était sûrement de cette manière qu’ils avaient pénétré dans la cité d’Aquira sans éveiller les soupçons. Rha-Zorak avait dû leur enseigner comment les dompter.

   Leurs capes flottaient au vent, et leurs montures volaient à grands battements d’ailes ; ils n’allaient pas tarder à les rejoindre alors qu’un nouveau glapissement strident leur déchira les tympans.

   – Merde ! s’écria Lalya, depuis quand savent-ils monter des Hodraques ?!

   − Sortez vos armes !  ! s’écria Nordal.

   Un sentiment implacable de terreur les submergea alors qu’ils prirent le galop à bride abattue, en direction du lieu qu’ils n’auraient jamais voulu rejoindre, malheureusement, les Huttlords les rattraperaient avant qu’ils ne l’atteignent ; ils seraient à leur hauteur d’ici quelques instants.

   Eldan se demanda comment ils allaient s’en sortir, aucune issue ne semblait possible. Comment leur échapper ?

   Le jeune homme vit une ombre dangereuse s’étendre sur eux, puis leva la tête et comprit que les Hodraques les avaient rattrapés plus facilement encore qu’il ne l’avait pensé. Alors que les rapaces fondaient sur eux, il brandit Zaor en espérant les éloigner comme il l’avait déjà fait lorsqu’il gravissait la Montagne du Soleil ; il eut à nouveau raison.

   Ne pouvant les approcher davantage, les oiseaux les survolaient à une dizaine de mètres en leur masquant le peu de rayons du soleil qui filtrait le brouillard omniprésent, alors que les autres cavaliers se regroupaient autour d’Eldan.

   Les deux oiseaux accélérèrent à l’aide de puissants battements d’ailes qui leur firent presque dévier de trajectoire, et se posèrent en souplesse à cent mètres devant eux, les serres bien enfoncées en terre. Les Huttlords dégainèrent leurs armes alors que leurs montures se ruaient en direction du groupe. Leurs quatre membres les rendaient tout aussi dangereux au sol que dans les airs et leur bec muni de dents aurait très rapidement raison de leurs chevaux.

   Les cinq cavaliers savaient pertinemment qu’ils ne pouvaient rebrousser chemin, car les Hodraques les auraient rattrapés en quelques minutes à peine. Il ne leur restait qu’une seule solution : les contourner et traverser la tempête.

   Shake s’écria immédiatement :

   − Eldan ! Mornar ! Lalya ! Placez-vous en file ! Contournez-les par la gauche !

   − Shake et moi, nous les ralentirons ! cria Nordal, qui était prêt à ranger son arc pour sortir sa courte épée. Plongez dans la tempête ! Nous vous rejoindrons !

   Lalya se positionna devant Eldan, sa fine lame en main, Mornar se déplaça à son tour derrière le jeune homme, mais les Huttlords n’étaient plus qu’à cinquante mètres.

   À peine quelques secondes plus tard, les Hodraques avaient franchi le peu de distance qui les séparait. Les Huttlords en profitèrent donc pour bondirent de leur monture en direction d’Eldan, mais Nordal et Shake s’interposèrent de justesse en permettant aux trois autres cavaliers de continuer leur galop vers la tempête.

   Lalya se retourna et vit l’affrontement qui risquait de coûter la vie à ses deux compagnons. Un Hodraque sauta férocement sur Shake et projeta son cheval sur le côté, cinq mètres plus loin, mais le colosse se releva immédiatement, sans blessures apparentes. Sans hésiter, il saisit sa flamberge des deux mains pour s’élancer sur le premier Huttlord qui était descendu de sa monture.

   Nordal, toujours à cheval se battait avec le deuxième en le tenant à distance grâce à de vigoureux tranchants circulaires, qui n’avaient pas l’air de l’inquiéter plus que ça.

   Mornar s’arrêta brusquement et se tourna vers le conflit, car l’Hodraque qui faisait face à Nordal allait bientôt bondir sur lui et le dévorer comme un amuse-gueule.

   − NON ! Continue ! lui cria Eldan.

   Son ami encocha une flèche et visa l’animal qui n’allait pas tarder à passer à l’action.

   − C’est comme à la chasse…, dit-il avec concentration.

   Il tira d’un geste précis et abaissa son arc pour regarder son projectile s’élancer comme un rayon de lumière… en direction de l’oiseau qui le reçut en pleine tête, et qui s’écroula aux pieds de la monture de Nordal.

   Mornar se retourna et reprit son galop en direction d’Eldan et de Lalya, qui atteignirent quelques instants plus tard la Région des Tempêtes.

   Un endroit chaotique où le vent était si violent qu’ils ne pouvaient avancer convenablement et où des branches et des morceaux de terre volaient dans tous les sens, sans compter les éclairs qui tombaient fréquemment. Comment Rha-Zorak avait-il pu déclencher un tel cataclysme ?

   Ils s’enfoncèrent plus profondément dans ce tourbillon puissance, dans cette désolation qui ne leur donnait pas envie de faire un pas de plus.

   La foudre s’abattit non loin de là, tandis que la pluie leur lacérait le visage.

   Eldan ne voyait pas à dix mètres devant lui et se retourna tout de même pour prendre connaissance de la situation, mais Nordal et Shake n’avaient toujours pas réussi à échapper aux Huttlords. Malgré cela, il continua à s’enfoncer plus profondément dans la tempête et ne put s’empêcher de culpabiliser d’avoir abandonné ses deux sauveurs face à une mort certaine… Mais retrouver le second Haïdalir était leur unique priorité, aussi cruelle qu’elle pouvait paraître maintenant.

   Lalya, qui était la plus légère, vacillait fréquemment sur son cheval, mais ce fut Eldan qui reçut un projectile : un morceau de bois catapulté par le vent qui se brisa sur son coude.

   − Argh ! cria-t-il avec une grimace.

   − Ça va ? demanda Mornar.

   − Je crois, oui… je n’ai rien de cassé.

   Il avait néanmoins du mal à plier le bras.

   Les trois cavaliers continuèrent de s’enfoncer dans la tempête durant une bonne heure avec de plus en plus de peine, résistant aux régulières rafales, jusqu’à ce qu’un abri apparaisse au milieu de quelques arbres morts : une maison, faite de brique, qui semblait avoir résisté aux cyclones.

   Ils s’en approchèrent, espérant y trouver un refuge qui pourrait les préserver de la pluie et du vent, mais malheureusement, la porte était détruite depuis longtemps, et les deux seules fenêtres qui avaient survécu étaient brisées elles aussi.

   Lorsqu’ils entrèrent, ils remarquèrent avec soulagement que le toit était intact et que les murs ne comportaient pas de brèches. La maisonnette était relativement étroite, c’était peut-être pour cela qu’elle avait résisté aux intempéries, mais les deux fenêtres ne permettaient pas à beaucoup de lumière d’y pénétrer, il faisait donc sombre, très sombre. Ce fut donc avec peine qu’ils constatèrent que du mobilier était demeuré à l’intérieur : des meubles, des placards, des tables et quelques tabourets.

    Ils utilisèrent une table pour boucher l’entrée et deux gros placards pour éviter au vent de s’engouffrer à travers les deux fenêtres existantes.

   Ils se sentaient déjà mieux protégés qu’avant, ce qui n’empêchait pas Eldan de penser sans cesse à Shake et Nordal. Comment les retrouverait-il ? Étaient-ils seulement en vie ? Ces questions le brûlaient de l’intérieur et lui donnaient presque envie de fondre en larmes, un sentiment qui s’estompa quelque peu lorsque Lalya fit une découverte qui leur remonta quelque peu le moral :

   − Une cheminée ! Elle a l’air en état !

   − Bien, dit Eldan. Utilisons le bois à disposition.

   Le jeune homme dégaina Zaor et fendit une chaise en plusieurs morceaux, suivi par ses deux amis qui l’imitèrent à l’instant.

   Les premières flammes naissaient dans la cheminée, alors que Mornar soufflait prudemment pour nourrir une petite flambée qui devait leur procurer un minimum de chaleur et de lumière.

   Le reste du mobilier servit à alimenter le feu qui brillait à travers la pièce, leur permettant ainsi de se réchauffer et surtout de se sécher. Eldan ne put s’empêcher de contempler Lalya qui frottait son pantalon pour y ôter les traces de terre, et même dans cet état, elle lui paraissait aussi belle que lorsqu’il l’avait rencontré.

   Alors que le crépitement du feu leur offrait une douce mélodie, un bruit attira leur attention devant la maison : un cheval effrayé qui hennissait.

   − Nordal ! Shake ! s’écria Lalya en se levant.

   Eldan la retint de sa main droite – il n’aurait pu le faire de son bras blessé.

   − Attends ! On ne sait qui c’est, restons sur nos gardes.

   Mornar et Lalya agrippèrent la table qui leur servait de porte d’entrée, alors qu’Eldan dégaina Zaor, en garde, comme Merino lui avait enseigné.

   Une fois la table déplacée sur le côté, ils découvrirent l’origine du bruit qui prit une forme grossière et imprécise dans l’obscurité d’une nuit naissante.

   − Qui êtes-vous ? demanda Eldan.

   Pas de réponse.

   Dans un fin scintillement de métal, Lalya sortit son épée avec légèreté, alors qu’un cheval entra dans la maison en dévoilant l’identité de son cavalier : Nordal, à moitié conscient, et surtout dans un sal état.

   − Non ! cria Mornar.

   Ils le déposèrent délicatement près de la cheminée en essayant de le secouer le moins possible pour éviter les saignements.

   Eldan reboucha l’entrée et prit Caduc, son cheval, puis l’attacha avec les autres en lui caressant la crinière ; il était encore complètement paniqué.

   − Calme-toi, tu nous as retrouvés…

   Il sortit immédiatement le PurCiel de son sac et se précipita auprès de Nordal qui ouvrait peu à peu les yeux.

   Ce qu’Eldan vit en arrivant lui retourna l’estomac, Mornar avait déchiré ses habits pour essayer d’évaluer la gravité de ses blessures, mais ce n’était pas du tout rassurant, car l’archer était dans un état critique, il saignait trop, beaucoup trop, et avait dû être transpercé au moins cinq ou six fois avant qu’il ne puisse leur échapper, sans compter le fait que sa rotule était démise et son pied luxé à plus de quatre-vingt-dix degrés.

   − Nordal… écoute-moi, dit Lalya entre deux sanglots. Ça va aller, tu vas t’en sortir…

   Elle lui tenait la tête, une main sur le front, ses larmes lui gouttant sur le visage.

   Eldan prépara une grande quantité de crème sur son doigt et l’appliqua sur les blessures qu’il avait sur le ventre, celles qui étaient les plus graves.

   − Où est Shake ? demanda Mornar. Est-il vivant ?

   Nordal le scruta étrangement et son regard se perdit dans des larmes de douleur et de rage, puis remua la tête de gauche à droite.

   − Shake, non…, dit Lalya.

   D’un geste désespéré, Eldan se pencha pour lui appliquer une nouvelle quantité de PurCiel.

   Mais Nordal l’en empêcha et regarda Lalya pour lui sourire une dernière fois, avant de lâcher une longue expiration qui se termina lorsque sa tête bascula sur le côté, les yeux grands ouverts, figés dans le vide.

   Lalya se pencha sur son corps et l’étreignit avec la force du désespoir, en sanglotant de plus en plus.

   Eldan se leva dans un élancement de haine et de culpabilité qui le brûlait de l’intérieur, puis frappa une armoire et retira sa main qui avait transpercé le bois.

   Mornar le regarda avec une peur apparente sur le visage, puis se tourna vers le cadavre de Nordal en l’observant sans trop réaliser qu’il venait de mourir devant eux. Il baissa la tête en fermant les yeux.

   − C’est de ma faute, vociféra Eldan. Si je n’avais pas tué ce satané Huttlord, si je n’avais pas pris cette maudite épée, nous ne serions pas dans une telle situation… mais à Hatteron… sans aucun souci. Sans danger.

   Personne ne dit rien.

   Eldan se retourna et fit les cent pas.

   − Tu sais très bien que tu n’y es pour rien ! Tais-toi maintenant ! répondit férocement Mornar.

   Mais Eldan vit que celui-ci ne l’avait pas regardé en lui adressant la parole, ce qui n’apaisait pas son sentiment brûlant de culpabilité.

   Lalya recouvrit l’archer d’un drap blanc qu’elle avait trouvé dans la pièce, puis s’assit avec hésitation auprès de la cheminée, avec un regard noir et une tristesse qu’Eldan n’avait encore jamais vue sur son visage, car étant plus proche de Nordal et Shake, ce drame devait la toucher bien plus qu’eux.

   Elle leur dit aussitôt :

   − Nous sommes en sécurité ici, passons-y la nuit, d’autant plus que Shake avait raison, les Huttlords ont perdu notre trace, sinon ils seraient déjà là.

   – Nous enterrerons Nordal dans les plaines, proposa Eldan.

   – Oui, dans les plaines… loin de cette horreur.

   Malgré les événements, il fallait reprendre des forces, Eldan sortit alors des casse-pains, de la viande séchée, et quelques fruits. L’inappétence fit clore ce repas très rapidement en laissant place à un silence latent qui plongea Lalya dans une forme de mutisme et de mal-être apparent. Un sentiment qui se transmit à ses deux compagnons sans qu’ils puissent faire qui que soit pour la soulager de cette douleur ; Nordal et Shake étaient partis pour de bon. Haïdalir nota tout de suite qu’elle n’allait pas bien du tout et s’approcha d’elle en lui posant une main sur l’épaule pour lui parler, mais ce fut tout juste si elle remarqua son geste.

   Après avoir réuni assez de courage déplacer le corps de Nordal, Eldan et Mornar le déposèrent dans le fond de la pièce, et installèrent un lit devant le feu de la cheminée avec les moyens du bord, un lit qui ressemblait davantage à un amas de couvertures, mais qui suffirait pour la nuit.

   Sans autre désir que de rester éveillé non loin du corps de Nordal, ils décidèrent finalement de dormir. Mornar mit une grande quantité de bois dans le feu pour leur assurer de la chaleur une bonne partie de la nuit, alors qu’Eldan examina son bras gauche en déduisant qu’il y avait simplement un hématome, rien de grave, mais la blessure était tout de même gênante.

   Les deux jeunes hommes se couchèrent côte à côte, chacun cherchant à s’installer le plus confortablement possible afin d’éviter de passer une nuit trop désastreuse.

   Lalya se décida finalement à dormir et se blottit contre Eldan qui lui proposa une partie de sa couverture en poussant Mornar qui ronflait déjà.

   – Je suis désolée…, dit-elle en lui serrant le bras.

   Eldan ne prit pas la peine de répondre, ne sachant pas si elle s’adressait à lui, ou aux deux compagnons qu’elle venait de perdre.

   Malgré la pluie et le voyage, les cheveux de la jeune femme dégageaient un parfum qui l’envoutait, ce mélange de lavande et de rose le plongea gentiment dans le sommeil, oubliant la mort qui régnait dans la pièce.