Melinir Tome 1 - Chapitre 41 - Le piège

Chapitre 41 – Le piège

Je souhaite unifier les peuples, leur rendre une vie agréable, les mêmes croyances, les mêmes objectifs. Mais pour cela, vous devez me suivre et me faire confiance.

Discours de Rha-Zorak à Sulfrat – Année 2050
Melinir Tome 1 - Chapitre 41 - Le piège

   Rha-Zorak atterit devant la porte de Sulleda. D’une puissante impulsion, il descendit de son Hodraque qui émit un cri strident. L’Éternel le calma d’une caresse au sommet du crâne.

   Il s’avança vers les portes de la ville où deux gardes protégeaient l’entrée ; une étonnante pâleur s’empara de leur visage lorsqu’il s’approcha d’eux en les dominant de ses deux mètres de haut.

   Sa respiration lente et épaisse leur glaça le sang, comme si elle leur avertissait d’un danger imminant et leur implantait un sentiment d’engourdissement.

   Le Seigneur du Désert s’arrêta face à eux :

   − Je dois m’entretenir avec Lord Stencel.

   Rha-Zorak savait qu’ils ne le contrediraient pas ; personne ne le faisait : les deux gardes se regardèrent simplement et lui laissèrent le champ libre pour entrer. Dans la ville, il pressa le pas en observant placidement les gens qui s’écartaient de la route ; une peur − qui l’avait toujours amusé − se lisait sur tous les visages qu’il croisait.

   Ses recherches de Haïdalir étaient restées vaines, et après avoir compris que les deux Huttlords étaient morts, il avait décidé de prendre personnellement les choses en main. Haïdalir était bien plus rusé qu’il n’y paraissait. Rha-Zorak avait donc dû opter pour certains choix cruciaux au sujet de cette ville qui lui mettaient des bâtons dans les roues depuis de nombreuses années. Le problème avec Sulleda, était le contrôle absolu qu’elle exerçait sur le trafic maritime de Melinir, et les relations qu’elle entretenait avec Aquira ou Nimendal qui étaient sans cesse en train de s’accroître. La cité, en plus d’abriter Haïdalir bâtissait des entraves décisives à son expansion, qui pouvaient découler à une paralysie complète de son projet.

   En cas de guerre, Sulleda serait la seule cité sur Melinir qu’il ne pourrait prendre par la force, en raison de sa situation géographique et de la puissante flotte dont elle pouvait disposer. Son armada de navires décimerait malheureusement les siens sans le moindre problème ; il devait donc prendre des mesures pour éviter un tel cas de figure.

   Il savait que Lord Stencel était raisonnable et qu’il pourrait s’entretenir avec lui sans avoir à se débarrasser de ses gardes du corps.

   Il arriva devant sa résidence, l’hôtel de ville ; un grand bâtiment surplombant une gigantesque cour, l’un des seuls édifices de la cité érigé en pierre. De nombreux bosquets et statues divines se tenaient en pourtour de la propriété − qui semblait avoir été construite pour une seule raison : la beauté et la perfection de son architecture ; pas une irrégularité, même les dalles étaient conçues au millimètre près.

   Les gardes qui se tenaient devant le portail le laissèrent passer, malgré les instructions formelles qu’ils avaient reçues sur l’interdiction d’entrer à quiconque n’ayant pas décliné son identité et montré une autorisation d’accès. Ils savaient de toute manière très bien à qui ils avaient affaire.

   Sa cape noire ondulait dans le vent quand il posa le premier pas dans la cour et résidence de Lord Stencel. Une haute porte en moabi était entrouverte et gardée par deux soldats qui n’osèrent non plus intervenir lorsque l’Éternel atteint le perron. À l’intérieur, il apprécia la fraîcheur que lui procura la pierre, ainsi que la sobriété de la décoration, toujours aussi précise et régulière.

   Un petit homme dodu s’avança vers lui et prit la parole, peu rassuré ; Rha-Zorak remarqua des tremblements dans sa voix.

   − Que… que puis-je pour vous ? demanda-t-il.

   − Où est Lord Stencel, répondit l’Éternel. Je dois m’entretenir avec lui. Je veux simplement qu’il m’accorde quelques instants.

   − Oui… bien sûr… je me présente : son conseiller…

   − Tyldo Faldas, j’ai déjà entendu parler de vous. Le terme conseiller me semble sous-qualifié, vous êtes plutôt son second, non ?

   − Oui, je me charge des décisions lorsque Lord Stencel n’est pas présent.

   − Et je suppose qu’il ne doit pas être loin.

   − Effectivement, je vais l’avertir de votre venue.

   − Je vous remercie.

   L’homme se retourna et traversa le couloir pour entrer dans le bureau du gouverneur, puis revint quelques instants plus tard.

   − Il vous attend.

   Le Seigneur du Désert s’avança et entra dans la pièce ; prêt à proposer son offre.

   La porte fermée, Tyldo Faldas eut le cœur qui s’emballa et des idées plein la tête, se souvenant de cet homme au teint grisonnant qu’il avait rencontré la veille pour obtenir des informations capitales sur la vulnérabilité de Rha-Zorak. Oui, lui, Tyldo Faldas connaissait maintenant le point faible du seigneur le plus puissant et le plus dangereux de Melinir.

   L’homme qu’il avait rencontré la veille avait passé dix ans au service de Rha-Zorak et l’avait informé de son point faible : le feu, d’où l’état de sa peau ; il n’y avait que la morsure des flammes qui pouvaient en venir à bout. Un renseignement qu’il était peut-être le seul à détenir.

   Il courut au bureau de Zedgel − le commandant en chef des armées −, lui briffa la situation et lui décrivit avec précision les entrevues qu’il avait eues avec son informateur, celui-ci sachant déjà que Rha-Zorak s’entretenait avec le gouverneur.

   − On ne connait pas la véracité de ses propos, affirma Zedgel. Pourquoi risquer une guerre ouverte ?

   − Croyez-moi, j’ai totalement confiance en mes informateurs. Nous pourrons aujourd’hui fêter la chute d’un fléau qui menace Melinir depuis trop longtemps.

   − Je n’approuve pas.

   − Moi si. Si nous ne faisons rien et qu’il est, comme le démontrent mes recherches, réellement vulnérable au feu, nous avons le devoir d’essayer de le vaincre une bonne fois pour toutes.

   − Seigneur Faldas, vous avez l’air sûr de vous, mais je me permets de…

   − Commandant, préparez les archers. C’est un ordre !

   Rha-Zorak, installé sur une chaise en bois massif, regardait fixement Lord Stencel.

   Le gouverneur était assis sur un fauteuil orné de sculptures de Loctal, dieu des océans et protecteur de la cité. Son visage, très sérieux incarnait le poids des responsabilités, et ses cheveux, d’un brun très foncé, tombaient juste au-dessus d’épais sourcils. Son costume marron très carré au niveau des épaules correspondait adéquatement à la réputation d’homme intelligent et autoritaire qu’il entretenait.

   − Merci à vous de m’avoir reçu. Je vois que votre bâtiment a été préservé à la perfection, commença Rha-Zorak en scrutant alentour.

   − Merci à vous, Seigneur Rha-Zorak.

   Stencel fut parcouru par un frisson lorsqu’il dévisagea sa peau noircie, et ses yeux perçants qui lisaient en lui comme dans un livre ouvert. Un sentiment qui se transforma presque en vertige quand il ressentit le poids de sa présence et de son regard, de sa force qui l’écrasait littéralement comme un insecte. Mais le plus désagréable, trouvait le gouverneur, était sa respiration… Il avait la sensation de se retrouver en présence de quelqu’un qui allait lâcher son dernier souffle.

   − Quel est le but de votre visite ?

   − Je souhaite vous proposer un traité, une offre unique.

   − De quoi s’agit-il ?

   − J’aimerais obtenir une libre circulation de mes hommes à Sulleda.

   − Vous me demandez d’autoriser la circulation de vos Huttlords ?

   − Et Hassamdaïs. Vous obtiendriez en échange une protection de leur part. Vous savez comme moi que sans un maître, ils sont des créatures anarchiques et brutales. Mais une fois cadré, chaque Huttlord vaut facilement dix hommes. Et je ne parle pas des Hassamdaïs.

   − L’aube de votre annexion ? demanda Stencel.

   Le gouverneur doutait que Rha-Zorak ait une autre idée en tête.

   − De quelle annexion parlez-vous ? Je vous propose un traité, ce n’est pas une menace. Mais une libre circulation de mes hommes. En échange, votre garde sera renforcée, et la ville sera mieux protégée.

   − Protégée contre qui ? Vous êtes le seul qui tente d’assiéger les autres. Vous cherchez simplement à contrôler l’île.

   − Me prendrez-vous éternellement pour un ennemi ? Pensez-vous un seul instant que je contrôle chaque horde de barbares ? Chaque clan de Pillards ? Je vous propose une meilleure protection contre ces peuples dispersés. J’essaie de les unifier sous mon nom pour les rectifier comme il se doit. Vous tous devriez respecter ce qu’ai j’ai accompli.

   « Réfléchissez bien. Ai-je déjà attaqué Sulleda ?

   − Et Mirlion a disparu par hasard ?

   Le regard de Rha-Zorak devint aussi brûlant qu’un brasier, mais sa voix fut glaciale :

   − Ce village était un trou à rats sans honneur. Un homme a tenté de me renverser. J’ai fait comprendre qu’une telle folie est… inenvisageable. J’ai donc été forcé de nettoyer la rognure qu’était Mirlion. On m’attaque, je riposte.

   Stencel marqua une pause avant de répondre, car rares étaient ceux qui pouvaient discuter librement avec le Seigneur du Désert, il devait donc recueillir un maximum d’informations.

   − Un homme qui lève une armée ne le fait pas pour son plaisir.

   − Je protège mes terres, et j’unifie les peuples. Huttlords et Hassamdaïs sont des espèces extrêmement dangereuses. Leurs sens et leurs facultés au combat excellent tout homme, vous savez comme moi qu’ils le sont moins en agissant sous mon nom.

   − Nous savons tous que votre armée marchera sur nos terres un jour ou l’autre.

   − C’est ce que tout le monde craint, mais pourquoi le ferais-je ? J’aime mes terres. Vous me repoussez, car vous avez peur. Vous ne craignez pas que j’annexe Melinir, vous craignez mon pouvoir, qui est nettement supérieur au vôtre. Pourtant je ne vous attaque pas, je le conserve, simplement.

   Stencel prit la parole, quelque peu désappointé.

   − Pour quelle véritable raison désirez-vous ce traité ?

   − Disons que je recherche quelqu’un… mais réfléchissez bien, le pacte serait bénéfique des deux côtés de la balance. Chacun y tirerait profit.

   Le gouverneur respira profondément, puis réfléchit encore une fois, mais il avait déjà pris sa décision depuis le début de la discussion.

   − Je ne peux pas accepter.

   Le visage de Rha-Zorak sévit, plongeant son regard plus intensément que jamais dans celui de Stencel, qui eut l’impression d’être transpercé de part en part.

   − Êtes-vous bien sûr de votre réponse ?

   − Certain.

   − Dans ce cas, je ne vais pas rester plus longtemps, vous avez l’air déterminé. Votre choix est déformé par la peur. Sulleda aurait pu s’accroître, devenir bien plus puissante, mais cette décision vous appartient. Ne vous inquiétez pas, je n’attaquerai pas la ville pour cette simple déraison de votre part, contrairement à ce que certains pensent. Et vous méritez votre rang de Gouverneur, car vous savez dire non. Même si dans ce cas, vous vous trompez… croyez-le, vous vous trompez.

   Rha-Zorak se leva en le dominant du regard, puis sortit de la pièce d’un pas déterminé ; le gouverneur poussa un profond soulagement en se laissant tomber en arrière.

   L’Éternel marchait le long du couloir en direction de la porte en moabi, puis l’ouvrit…

   Lord Stencel sortit de son bureau au pas de course pour parcourir le couloir d’administration en songeant à un élément primordial qui lui était revenu en tête. Un point qu’il n’aurait pas dû mettre de côté : sans ordre donné, son second, Tyldo Faldas pouvait agir comme il le souhaitait, et Stencel se souvenait maintenant de son enquête récente sur la vulnérabilité de Rha-Zorak…

   Le gouverneur franchit la porte d’entrée et vit Rha-Zorak tenu en joule par cinquante archers.

   Rha-Zorak observa les cinquante hommes qui le menaçaient à l’aide de pointes de métal enflammées. La loyauté de Sulleda se traduisait-elle ainsi ? Tyldo Faldas avait − comme il l’avait remarqué − un tempérament impulsif et volontaire, et par-dessus tout une personnalité manipulable.

   Une rafale de flèches fondit sur lui dans un filet de flamme. Il sentit une dizaine de traits le transpercer de la tête aux pieds.

   Un deuxième assaut suivit.

   L’Éternel avança calmement vers ses assaillants en sentant son corps entier prendre feu, puis ôta les flèches qui entravaient ses mouvements et reçut une troisième lancée.

   Il entendit des cris de terreur parmi les rangs ennemis tandis qu’il se rapprochait, sereinement.

   Une dizaine d’archers s’enfuirent en courant, après qu’un quatrième nuage de flèches l’ait atteint de plein fouet, sans le ralentir.

   Rha-Zorak bondit sur la lignée d’adversaires.

   Il dégaina une lame à double tranchant, ôta deux têtes, puis se rua sur les autres pour les massacrer un à un. Ils reculaient, tous, sachant pertinemment n’avoir aucune chance de s’en sortir vivants. Chaque archer était découpé ou décapité avant même d’avoir pu s’emparer d’une arme blanche ; son épée s’abattant avec trop de puissance, trop d’ampleur.

   Il avançait et marchait sur eux comme l’aurait fait une tornade ; rien ne sembler pouvoir l’arrêter.

   Il brûlait toujours, sans qu’aucune flamme ni flèche lui fasse le moindre effet.

   Le dernier homme s’affaissa, coupé en deux.

   Rha-Zorak ôta les pointes de métal nichées dans son corps, saisit un arc au sol, puis encocha une flèche. Il se tourna en direction de la porte où Tyldo Faldas venait d’apparaître.

   Il tira.

   Le conseiller s’écroula sur le dos dans un bruit sourd ; le projectile planté entre les deux yeux.

   Stencel, qui était aux côtés de Tyldo, regarda Rha-Zorak, brûlant, transpercé de partout, et pourtant toujours vivant. Le gouverneur vit au travers les flammes une telle force et une telle volonté qu’il en eut un haut-le-cœur et tomba accroupi comme s’il avait reçu un coup de marteau.

   L’Éternel se retourna et s’en alla, tandis que Lord Stencel réussit à s’agenouiller, figé de torpeur, sans avoir la moindre idée de quoi faire en cette heure si cruelle. D’autres personnes sortirent de l’hôtel de ville et virent le cadavre de Tyldo, ainsi que ceux des archers.

   Une femme se mit à genoux, pleurant, puis regarda le corps du conseiller avec rage.

   − Tyldo… pourquoi ? Mais pourquoi a-t-il fait ça ?! cria-t-elle.

   Le gouverneur, observant le carnage avec dégoût ne sut quoi dire d’autres :

   − Que Loctal nous vienne en aide…