Melinir Tome 1 - Chapitre 27 - Chez Limouze

Chapitre 27 – Chez Limouze

Île du sud : Territoire sauvage en grande partie, pourvu d’un climat tropical bien différent de celui du continent. Sulleda, qui est la capital, est réputée pour la beauté et la précision architecturale de ses habitations, une cité qui respecte et applique depuis sa création le Pacte d’Allégence envers Nimendal.

Régions, Autorités et Organisations – Encyclopédie du Savoir d’Aquira
Melinir Tome 1 - Chapitre 27 - Chez Limouze

   Les trois amis arrivèrent à l’auberge de La gorge d’or, où ils avaient rendez-vous avec Frans qui les attendait comme convenu.

   − Vous avez fait le bon choix, fit Frans en les scrutant tour à tour. Vous avez remarqué qu’ici les gens sont humbles et respectueux.

   − C’est vrai, dit Mornar.

   − Eh bien, la nuit tombée, les mœurs changent radicalement.

   − Comment ? demanda Lalya avec étonnement.

   − On considère l’arrivée de la nuit comme une libération. Le soir, tout le monde fête.

   Décidément, la cité apportait de plus en plus de surprises au jeune homme.

   − Voilà qui devient intéressant, dit Mornar.

   − Tout le monde fête, mais la ville devient aussi nettement plus dangereuse. Si vous ne marchez pas avec un groupe, vous vous ferez cogner et détrousser avant d’avoir pu vous mettre à l’abri. Beaucoup ne cherchent que la bagarre, restez sur vos gardes.

   « Aussi, continua Frans, l’auberge dont je vous parlais se nomme Chez Limouze. C’est là que nous nous retrouvons la plupart du temps, mais ce soir, je rejoins mes deux amis dans une taverne non loin de là. Je vous propose de passer la soirée à nos côtés, et nous irons Chez Limouze plus tard. Qu’en dites-vous ?

   Le ton qu’il prenait était celui d’un ami qui cherchait à leur éviter des ennuis gratuits ; non celui d’un profiteur. Eldan semblait attiré par la proposition et ne demanda pas à Mornar qui sautait d’excitation, puis concerta Lalya qui paraissait plus perplexe, mais qui lui lança tout de même un regard approbateur.

   Le jeune homme n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche que Mornar lui avait déjà répondu :

   − On te suit. Rien de mieux que de se rincer le gosier pour décompresser.

   − On ne peut vraiment rien faire de toi, fit Lalya en soupirant.

   Ils montèrent à cheval et prirent la route en direction du sud. Ils trottèrent une vingtaine de minutes pour rejoindre une rue animée par une foule de fêtards qui chantaient en se tenant dans les bras ; la nuit était maintenant presque tombée, et de nombreuses torches illuminaient les allées.

   Ils ne firent pas deux pas sans qu’un groupe de dix personnes apparemment complètement ivres accourent vers eux. Eldan reconnut à peine l’air qu’ils chantaient et ne comprit encore moins le sens des paroles, mais il ne s’attarda pas à leurs divagations et continua d’avancer ; une bagarre se déclencha non loin de là où des verres volèrent en éclat.

   − C’est une véritable beuverie ! s’écria Lalya qui remarquait que les trois quarts des personnes arrivaient tout juste à tenir debout.

   − Nous nous arrêterons à la prochaine taverne, dit Frans.

   − Parfait ! se réjouit Mornar.

   Puis, il regarda Eldan :

   − J’ignorais qu’il y avait pire que nous.

   Eldan savait qu’il faisait référence à leurs soirées passées à la taverne de Hatteron qui n’étaient des fois pas loin de ressembler à ça.

   − Apparemment…

   Ils s’approchèrent du bâtiment, et les trois amis attachèrent leurs chevaux à un pilier en frêne situé sur le côté. Voyant l’état de certains, ils craignaient pour leurs montures. Beaucoup buvaient après des litrons de cervoise ou de cidre, et de nombreux pots volaient à tout-va ; d’autres chantaient à tue-tête des chansons originaires du Sud. Il comprenait à présent ce que disait Frans par « tout le monde fête ».

   Ils pénétrèrent dans un bâtiment moderne et tout nouvellement construit où retentissait un chahut envahissant, avec des rires, des cris et des chants.

   Ils s’asseyaient à une table où deux jeunes hommes discutaient lorsque Frans prit la parole :

   − Je vous présente Kaiv et Xha.

   Ceux-ci leur adressèrent un rapide signe de main avant de continuer le débat animé qu’ils menaient.

   Kaiv avait les cheveux très courts, presque rasés, alors que Xha avait le regard plus foncé et plus dur, avec des cheveux anthracite attachés en chignon.

   Kaiv leva le bras en direction du serveur et s’écria :

   − Trois cervoises de plus !

   Puis, il regarda les nouveaux venus :

   − Je vous les offre !

   − Merci ! dit Mornar qui s’assit à table.

   − Doucement, tu ne les connais pas ! s’écria Xha.

   − Xha, je les ai invités ! lui rappela Frans. Détends-toi deux minutes.

   − On ne les connait pas !

   − Ne faites pas attention à ce qu’il dit, ajouta Kaiv.

   − Si nous vous dérangeons, nous pouvons nous retrouver plus tard…, dit Lalya.

   − Non, toi tu peux rester…, reprit Xha.

   Eldan voulut répliquer, mais le tavernier vint à l’instant apporter les cervoises ; Mornar leva énergiquement son verre et tout le monde l’imita.

   − Vous allez vous souvenir de votre première soirée à Sulleda, dit Kaiv.

   − Je l’espère, lui répondit Eldan.

   La cervoise semblait moins épaisse qu’ailleurs, avec un goût exotique particulièrement savoureux. Chacun but son verre assez rapidement et Eldan remarqua qu’elle était plus forte que de coutume.

   − Trois cidres ! s’égosilla Xha à l’intention du tavernier.

   − Je croyais que tu ne voulais rien leur offrir ?! demanda Frans.

   − Ils sont pour moi…

   Mornar éclata de rire :

   − Je vois que tu n’y vas pas de main morte, j’aime ça.

   Il ne fallut qu’un court instant au tavernier pour amener les boissons.

   − Je plaisantais…, dit Xha. Buvez-les, vous m’avez l’air assoiffé.

   Les trois amis étaient saisis par l’ambiance festive qui s’était installée à table, et sentaient que leurs trois nouvelles connaissances étaient aussi très soudées – et aimaient fêter.

   Mais Eldan constata que depuis leur arrivée, Lalya paraissait tendue et presque angoissée. Il fut le seul à remarquer son changement d’humeur et prit soin de ne pas aborder le sujet.

   Il fit connaissance avec Kaiv qui était un homme bourré d’humour, un trait de caractère qu’il lui plaisait beaucoup ; mais il ne put apprécier pleinement ses railleries, car son attention était irrémédiablement tournée vers Lalya, qui était toujours distante et n’arrivait manifestement pas à savourer le peu de temps qu’ils s’accordaient.

   Il lui chuchota :

   − Qu’y a-t-il ?

   − Rien, je…

   − Si, dis-moi, qu’est-ce qui te préoccupe ?

   − Nous sommes enfin à Sulleda, et je ne refuse pas cette soirée, au contraire, mais j’ai le sentiment de faire quelque chose de mal. J’ai l’impression de trahir la mémoire Nordal et Shake. Je sais, ça a l’air stupide, mais je n’arrive pas à me détendre en sachant qu’ils se sont sacrifiés pour que nous puissions rejoindre Sulleda sains et saufs.

   − Je comprends ce que tu veux dire. Mais tu sais, même si Mornar peut paraître insouciant, je crois qu’il a tout de même raison sur un point : notre joie et notre amitié ne doivent pas se délier, et je pense que nous pouvons fêter notre arrivée à Sulleda, mais aussi fêter la mémoire de nos deux compagnons. Retrouvons cette joie de vivre qui les habitait, et qui doit aussi subsister en nous ; fêter une réussite ne signifie pas que nous les oublions, au contraire.

   − Je sais, mais je les connaissais depuis tellement longtemps que j’ai du mal à réaliser qu’ils ne sont définitivement plus là. Ma blessure va mettre plus de temps à cicatriser que la vôtre.

   Eldan lui adressa un signe de tête rassurant :

   − Essayons d’oublier nos soucis pour une nuit. Voyons ce que ces nouvelles rencontres ont à nous apporter pour cette première soirée à Sulleda.

   Elle regarda Mornar, Frans, Kaiv et Xha − du même âge qu’elle − rire et profiter de la vie, puis se força à sourire et se décontracta quelque peu.

   Les plaisanteries continuèrent, forçant Lalya à entrer dans la discussion et à lui arracher quelques rires. Quant à Mornar, il semblait débattre avec Frans sur l’architecture du bâtiment, mais Eldan remarqua qu’aucun des deux ne tenait des propos cohérents, au point de ne pas être sûr qu’ils épiloguaient du même sujet ; en tout cas, ils paraissaient très engagés.

   Eldan faillit cracher le contenu de sa cervoise lorsque Kaiv termina de parler de l’ivrogne qui dormait sous la table d’à côté.

   Eldan apprécia sincèrement ce moment de décompression et remarqua que Mornar et Lalya faisaient de même, oubliant les derniers incidents pour vivre l’instant présent.

   − Je vous remercie, vous trois. Je crois que j’avais besoin d’une soirée comme celle-là, dit Eldan.

   − Pourquoi ? demanda Xha.

   − Non, nous avons eu des journées… mouvementées.

   − Mouvementé ?! fit Mornar. Cauchemardesque, tu veux dire !

   − Mais nous avons heureusement un peu de répit, et je ne vais pas y cracher dessus ! dit Eldan.

   − Exactement, acquiesça l’archer. J’aime déjà cette ville.

   − Et t’as rien vu, continua Xha. Ici, ça craint.

   − Alors pourquoi vous y êtes venus ? demanda Eldan.

   − La taverne est nouvelle, c’est la première fois que nous y venons. Mais plus tard, nous irons Chez Limouze.

   Xha s’embarqua dans des explications plus farfelues les unes que les autres pour leur décrire leur prochaine destination.

   Eldan lui découvrit quelques points communs avec Mornar, dont un tempérament quelque peu impulsif, et remarqua que, malgré son air froid de première vue, il était en réalité très sympathique ; il fallait apprendre à le connaître.

   La soirée continua de plus belle, et lorsqu’Eldan sentit que l’alcool commençait à prendre possession de ses membres, il leur proposa de passer à la suite du programme.

   − Où est Xha ? demanda Frans.

   − Je crois qu’il conversait avec une fille là-bas…, dit Kaiv.

   − Ça n’annonce rien de bon…, ajouta Frans.

   − Pourquoi ? s’étonna Mornar.

   − Douze chances sur dix qu’il lui fasse des avances, lui répondit Kaiv.

   − Ah, je vois…

   À peine eut-il fini sa phrase qu’Eldan comprit que les choses avaient tourné au vinaigre : Xha les rejoignait en pressant le pas.

   − Son futur époux était à côté…, lâcha-t-il. Je crois que nous avons meilleur temps de partir d’ici le plus rapidement possible.

   Un homme surgit en criant :

   − Espèce d’ingrat ! Je vais t’apprendre les manières !

   − Il n’a pas l’air très content, remarqua Mornar.

   Kaiv saisit un tabouret dans les mains et se prépara à faire face à l’homme qui fonçait sur eux avec rage. Le marié bondit sur Xha comme s’il aurait voulu le plaquer dix mètres plus loin, mais avant qu’il ne puisse le toucher, Kaiv lui projeta le mobilier dans les jambes et il s’étendit de tout son long.

   − Courrez ! lança Kaiv.

   Ils enjambèrent le futur époux qui était resté sonné à terre et sortirent de la taverne avec des cris de rage qui résonnaient dans la salle.

   Ils prirent ensuite la direction de Chez Limouze.

   Ils atteignirent l’auberge qui résidait encore plus au sud quelques minutes plus tard ; son allure générale laissait à penser qu’il s’agissait d’un établissement de référence pour Sulleda, avec de nombreuses enseignes et une terrasse gigantesque installée sur une bonne partie de l’allée.

   Une fois à l’intérieur, l’endroit leur parut encore plus vaste et plus spacieux que la taverne précédente, avec des plateformes et des escaliers en bois qui s’entremêlaient sur plusieurs étages, alors que de nombreux clients dansaient sur les tables en tapant du pied, et jouaient à des jeux de dés où les gages étaient des gorgées de liqueur, ce qui amenait la plupart des perdants à se suspendre à des poutres et à chanter jusqu’à ne plus avoir de force.

   − On se croirait au zoo, nota Lalya lorsqu’ils prirent place au bar.

   − Bonsoir Messieurs ! s’exclama l’aubergiste en s’adressant à Frans, Kaiv et Xha. Je vois que vous avez amené trois nouveaux compagnons de route !

   Il parlait en appuyant chacun de ses mots, car le brouhaha était incroyablement envahissant.

   − Oui, ils cherchaient une auberge, l’informa Frans, je leur ai conseillé la tienne ! Ils se seraient installés à La Gorge d’Or, sinon.

   − Les pauvres, tu as bien fait. Dans ce cas, la première est pour moi ! Qu’est-ce qui pourrait consoler votre gosier ?

   − Six ambrées, dit Kaiv.

   − Au plaisir.

   L’homme était assez grand, fin, et parlait d’une voix basse, légèrement rocailleuse ; et à peine eut-il apporté les boissons que la soirée repartit de plus belle.

   Après une longue rasade de cervoise, Frans prit la parole :

   − Vous avez entendu ce qui s’est passé à bord du Sirenie ?

   Eldan faillit recracher ce qu’il avait dans la bouche et s’approcha de lui.

   − Un Strandale l’a attaqué, continua-t-il. Et paraîtrait-il qu’un homme seul a fait fuir le monstre.

   − C’est impossible ! cria Xha. J’ai toujours dit que l’ambrée n’avait pas un bon effet sur toi.

   − C’est la rumeur qui court, dit Frans.

   − Bien sûr que c’est vrai ! s’écria Mornar. Nous…

   Il se tut à l’instant à l’instant, car Lalya venait de le pincer pour le faire taire.

   − Un marin nous l’a dit, à notre arrivée…, rectifia l’archer.

   − Je me demande à quoi il peut bien ressembler, dit Frans.

   − Pourquoi ? le questionna Eldan, amusé par la situation, car il se tenait à son vis-à-vis.

   − Il a fait fuir un Strandale ! Bon sang ! C’est insensé ! Je vois mal un bonhomme de notre taille faire fuir un monstre pareil.

   − Il a sûrement dû avoir beaucoup de chance…, dit Lalya en regardant Eldan.

   Le jeune homme se racla la gorge et changea de discussion en appelant Limouze pour lui louer trois chambres.

   La fête se déroula dans le même entrain qu’à ses débuts, et plus la soirée avançait, plus les souvenirs d’Eldan devenaient brumeux. Il se rappela avoir vu Mornar danser frénétiquement sur une table avant que Frans, Kaiv et Xha ne le rejoignent. Il eut ensuite un vague souvenir d’une discussion avec une très jolie fille, que Lalya avait interrompue en le tirant par la tunique et en l’invitant à danser, une proposition qu’il ne refusa pas, même s’il était trop ivre pour aligner deux pas sans perdre le rythme. Il se souvint avoir fini la danse en la portant sur ses épaules et en la posant sur le bar, à côté de Xha qui venait de remporter un concours de cidre.

   La fin de soirée ne fut qu’un défilement d’images et de rires.

   Il se réveilla le lendemain avec une tête sur le point d’exploser, et remarqua avec soulagement qu’il était dans la chambre qu’il avait louée, une première bonne nouvelle. Il s’assit sur le bord de son lit avec un mal de crâne qui lui hérissa les poils du crâne et tenta vainement d’oublier la douleur, avant de se souvenir d’un détail bien plus grave : les chevaux étaient toujours attachés au poteau de la première taverne ! Il s’habilla en fermant les yeux, espérant atténuer les coups de marteau qu’il recevait aux tempes chaque fois qu’il bougeait.

   Il descendit les marches avec précaution pour épargner sa pauvre tête et rejoignit la salle principale.

   − Déjà réveillé ? demanda Limouze qui nettoyait les tables.

   − Oui, le mal de tête m’a vite sorti du lit.

   − J’ai un « petit truc » contre la gueule de bois, c’est une plante que l’on trouve sur l’île. Elle s’appelle Messalane, mâche-la pendant vingt minutes et la douleur s’en ira.

   − Tu me sauves la vie.

   Eldan plaça la feuille dans le creux de sa joue gauche et commença à la mastiquer, puis sortit de l’auberge pour aller rechercher les chevaux et remarqua que la rue était d’un calme impressionnant en plein jour.

   La ruelle était remplie de verres et de pots cassés. Le lieu devait apparemment être un important rendez-vous de sortie pour les jeunes de la ville, vu le nombre de tavernes qui y résidait.

   Il prit la direction de l’établissement dans lequel ils avaient rencontré Kaiv et Xha en début de soirée avec un soleil matinal qui lui offrait de chaleureux rayons, et malgré l’heure prématurée, la température était agréablement tiède.

   Le mal de tête s’en allait peu à peu tandis qu’il continuait de mâcher le Messalane en songeant que cette plante lui aurait quelques fois été utile à Hatteron.

   Heureusement, il retrouva Flèche-Noire et les deux autres chevaux au même endroit, et fut réellement soulagé de voir que les montures n’avaient pas été volées, car vu les ivrognes qu’il y avait, il était fort probable que l’un d’eux les ait blessés ou détachés.

   Il se hâta ensuite de retourner à l’auberge pour les installer dans l’écurie et remarqua que les rues étaient à nouveau propres – les nettoyages étaient efficaces, comme si de jour, la ville devait paraître aussi radieuse que possible ; ce qu’elle était d’ailleurs.

   Il entra et retrouva Mornar et Lalya installés autour d’une table.

   − En forme ? demanda Eldan en souriant.

   − Je n’ai jamais été aussi mal…, marmonna Lalya.

   − Je ne suis pas dans un état extraordinaire non plus…, ajouta Mornar. Quand sont rentrés Frans, Kaiv et Xha ?

   − Au petit matin, les informa Limouze. J’ai bataillé ferme pour les faire sortir.

   − Bon, il nous faut continuer nos recherches, dit Lalya en se massant les tempes.

   − Oui, dit Eldan. J’ai vu une École ce matin, non loin d’ici. Allons vérifier.

   − Vous recherchez quelqu’un ? les questionna l’aubergiste.

   − Oui, répondit Eldan, peut-être peux-tu nous aider. Nous cherchons un pratiquant d’arts martiaux, blond, yeux bleus, environ vingt-cinq ans. Quoi d’autre, énergique, athlétique, sûrement très fort physiquement. Nous avons déjà exploré plusieurs Écoles, mais cela n’a donné aucun résultat.

   − Sans doute parce qu’il ne pratique pas dans une école, dit Limouze, qui semblait avoir un temps d’avance.

   − Que veux-tu dire par là ?

   − Mon métier m’a amené à rencontrer beaucoup de monde ; je connais quelqu’un qui correspond à votre description, mais il s’entraîne seul. Le problème est que… son nom ne me vient plus en tête, à vrai dire.

   Les trois compagnons bondirent au plafond.

   − Où peut-on le trouver ? demanda Mornar.

   Eldan savait qu’il n’y avait qu’une mince chance pour qu’il s’agisse de leur homme, mais il fallait essayer.

   − Il habite sur la colline, au sud, et… d’après ce qu’il m’a dit, il passe tous les matins chez Ariette, la boulangerie de la rue vis-à-vis, à l’est. Si la chance est avec vous, vous pourrez l’intercepter.

   − Merci ! crièrent les trois amis en se levant subitement.

   Ils prirent la sortie et chacun monta son cheval pour se diriger vers la rue indiquée par Limouze. Ils aperçurent rapidement la boulangerie grâce à l’écriteau qui avait été installé à côté de la porte d’entrée.

   Ils s’assirent sur un banc devant une épicerie située à vingt mètres de chez Ariette, où les gens affluaient de plus en plus pour se rendre aux différentes échoppes qui caractérisaient l’avenue du Bois Tappant.

   − Surveillons l’entrée d’ici, dit Eldan. Nous serons vite fixés.

   Ils restèrent une heure à scruter la porte, mais personne ne convenait au profil qu’ils avaient en tête.

   − Espérons qu’il ne soit pas déjà passé, fit Lalya.

   Vingt autres minutes s’étaient écoulées lorsque Mornar s’écria :

   − Un homme correspond à la description ! Regardez, il entre.

   Après une brève analyse, Lalya tourna la tête de gauche à droite :

   − Ce n’est pas lui.

   − Comment ça ? s’indigna Mornar, désappointé.

   − Ce n’est pas lui, je te dis. Je saurai le reconnaître, crois-moi.

   − Espérons qu’il ne s’agisse pas l’homme dont parlait Limouze, dit Eldan.

   Il s’agissait assurément de l’homme qui leur avait été décrit par Limouze, et ils songèrent à s’en aller, car ce n’était malheureusement pas celui qu’ils recherchaient ; ils manquaient encore de bien trop de détails pour lui mettre la main dessus.

   Alors qu’ils se levaient pour quitter les lieux, une autre cible potentielle apparut.

   − Là-bas ! dit Eldan.

   − Non, corrigea Lalya. Je ne crois pas que…

   Elle s’approcha de quelques pas et l’observa plus attentivement :

   − Mornar, tu avais raison. Nous avons réellement une chance inespérée.

   L’archer la regarda d’un air béat :

   − Ne me dis pas que…

   − C’est lui. Je n’y crois pas, c’est bien lui !

   − Bon sang, tu en es vraiment sûre ? demanda Mornar.

   − Certaine.

   Quand l’homme quitta enfin la boulangerie, Eldan l’accosta sans attendre :

   − Attendez !

   L’homme se retourna aussitôt et les observa étrangement. Son regard les traversa comme une lame l’aurait fait à travers du parchemin ; un regard sévère qui n’avait pas besoin de mots et qui en disait long sur ce dont il était capable.

   − Nous devons vous parler, continua Eldan. C’est très important.

   − Je ne vous connais pas. Vous devez faire erreur.

   − Non, accordez-nous quelques instants.

   Il voulait susciter son intérêt pour ne pas le troubler avec de longues explications.

   − Qui êtes-vous ?

   − Je m’appelle Eldan Errendel, voici Mornar Egrel et Lalya Gadélia. Nous venons d’Aquira.

   − Que voulez-vous ?

   − C’est long à expliquer, est-ce que l’on pourrait en parler dans un endroit plus calme.

   − Je crains sincèrement que vous vous soyez trompés de personne, dit-il d’un air sûr.

   Eldan sortit Zaor de son fourreau :

   − Vous ne reconnaissez pas cette épée ?

   L’homme scruta la lame dans toute sa longueur, sans un mot, avec un regard intense et résigné. Sa chevelure d’or brillait dans le soleil en illuminant son nez aquilin. Son visage était endurci à la manière d’un combattant aguerri, et strié sous les pommettes de fines rides qui lui donnaient un air sévère, une apparence qui offrait un mélange de sagesse, de force et de volonté ; comme si la jeunesse de ses traits avait été façonnée pour dissimuler une grande maturité.

   − Je vous ai vu la manipuler, dit Lalya.

   − Impossible.

   − Je vous assure, insista la jeune femme avant de s’expliquer. J’ai un don très peu commun, au contact d’un lieu ou d’un objet, je peux voir et ressentir un événement lié. Cela peut paraître étrange, mais c’est pourtant la vérité.

   « C’est vous que j’ai vu lorsque j’ai touché Zaor, et vous la maniiez avec aisance. C’est le Conseil d’Aquira qui nous envoie, et nous avons maintenant beaucoup à nous dire.

   Il la fixa d’un regard énigmatique, et fut apparemment convaincu par ce qu’elle venait de lui dire.

   − Un nouveau Haïdalir…, dit-il.

   Il tendit la main en direction d’Eldan, et celui-ci lui offrit Zaor.

   Il empoigna le manche comme il l’aurait fait avec un vulgaire bout de bois, puis tendit l’épée à l’horizontale avant de la faire tournoyer à une vitesse remarquable.

   Zaor semblait lui correspondre parfaitement, mais ne respirait pas de puissance comme elle le faisait dans les mains d’Eldan, c’est ce qui sauta aux yeux du jeune homme, contrairement à Mornar et Lalya qui le regardaient avec un entrain communicatif.

   Même si l’épée n’irradiait pas de son terrible pouvoir, lui dégageait une aura de puissance plus impressionnante que la lame elle-même ; il semblait empreint d’une force presque inhumaine.

   − Belle et dangereuse comme autrefois, dit-il en observant la lame. Cela faisait longtemps.

   Il remit l’épée à Eldan, puis continua :

   − Je me nomme Elzear Semenral. Zaor m’a effectivement appartenu.

   Eldan regarda ses deux amis avec satisfaction.

   − Si vous le voulez bien, nous discuterons chez moi, leur proposa Elzear d’un ton perçant.

   L’homme se tourna en direction du sud et les invita à le suivre d’un signe de main. Ils montèrent donc leurs chevaux et lui emboitèrent le pas, Elzear marcha légèrement devant eux en leur indiquant le route à prendre.

   − Ma maison se situe en dehors de Sulleda, sur une colline, au sud.

   Ils quittèrent la ville par de petites ruelles et prirent un long chemin qui menait au pied de la colline. Le vallonnement était relativement haut et l’on pouvait y distinguer une habitation au loin, tandis que la route qu’ils empruntaient se transformait en sentier qui gravissait le monticule en lacets ; ils avançaient tranquillement au pas derrière Elzear qui marchait d’une rapide foulée.

   Aucun nuage n’obstruait les rayons du soleil, il faisait donc très chaud, mais ils se moquaient complètement de la chaleur qui régnait, car l’homme pour qui ils avaient parcouru tout Melinir se tenait à présent devant eux ; ils l’avaient finalement retrouvé plus facilement encore qu’ils ne l’avaient cru.

   Elzear était vêtu d’une tunique brune et d’un fin pantalon de soie beige. Il n’était pas spécialement massif, mais dégageait une force éblouissante, et marchait d’une démarche puissante et gracieuse, assez semblable celle d’un chat, remarqua Eldan, et chacun de ses pas s’écoulait tranquillement, souplement, maîtrisé, comme si aucun à-coup n’empiétait son allure.

   Lorsqu’ils arrivèrent à mi-hauteur de la colline, Elzear se retourna vers les trois cavaliers :

   − Vous n’êtes jamais venu sur l’île, si je ne m’abuse ?

   − Non, effectivement, répondit Lalya.

   − Alors, regardez la côte et admirez.

   Ils tournèrent la tête.

   Le paysage leur coupa le souffle, car la vue sur Sulleda, le port et les eaux turquoise bordant les côtes étaient tout simplement splendides ; de si haut, la ville les éblouit au point d’avoir l’impression d’être devant une fresque idyllique.

   Ils reprirent la route en continuant de contempler la cité, et Eldan comprit pourquoi Sulleda était considérée comme la plus belle ville de Melinir.

   Avançant d’un léger pas, ils gravirent la colline durant une dizaine de minutes pour rejoindre sa maison.

   La demeure était classique, façonnée au style de Sulleda, toute construite en bois. Elle se tenait sur un gazon verdoyant où un fin ruisseau courait le long de la colline qui était ici moins abrupte. Elle était relativement grande et possédait une petite écurie sur le côté ouest, ainsi qu’un toit recouvert de bardeau qui était incurvé vers l’intérieur. Située sur un terrain plat au pied du sommet, on pouvait y observer la totalité de Sulleda, et à quelques kilomètres à l’est, un village du nom de Singster.

   Elzear leur indiqua le box où ils pouvaient installer leurs chevaux, puis Eldan caressa Flèche-Noire et lui fit comprendre qu’elle pourrait enfin se reposer après le long et fastidieux voyage qu’ils avaient enduré.

   Ils pénétrèrent chez Elzear Semenral.

   À l’intérieur, un couloir donnait sur une pièce comprenant une cuisine et une table à manger. Un magnifique tapis rouge grenat recouvrait le parquet et une haute cheminée de pierre était installée au coin de la salle. Tout était finement construit, en bois, et sur la droite, une porte entrouverte laissait apercevoir une chambre à coucher accessible par des escaliers qui se trouvaient en face. Une pièce voisine comportait trois fauteuils et une bibliothèque.

   Le dos tourné, une femme vêtue d’une longue robe bleu nuit coupait des légumes. Elzear s’approcha d’elle et lui déposa un baiser sur le front avant de lui parler à voix basse ; puis elle se tourna vers les trois invités sans pouvoir dissimuler le voile d’appréhension qui s’empara furtivement de son visage.

   − Je vous présente mon épouse, Aména.

   − Enchantée, dit-elle d’un sourire radieux.

   C’était une belle femme, des yeux bleus, comme Elzear, mais des cheveux sombres et lisses, et un visage légèrement creusé, avec un nez très fin et le teint mat. Elle semblait du même âge que son mari, environ vingt-cinq ou trente ans, mais ce qui frappa Eldan, était qu’ils dégageaient tous deux une expression particulière de maturité.

   Elzear avait une peau lisse et façonnée, avec un regard dur et empreint d’une volonté à toute épreuve ; il avait aussi le nez fin, légèrement cassé, et semblait étrangement sûr de lui dans tous les gestes qu’il entreprenait.

   D’une démarche souple, il se dirigea vers Eldan, Mornar et Lalya :

   − Allons marcher, si vous le voulez bien. Nous parlerons de l’épée.

   Ils empruntèrent un chemin qui menait à l’est et se rapprochèrent d’une épaisse forêt qui se laissait distinguer à quelques kilomètres.

   Eldan brûlait d’impatience et s’empressa de demander :

   − Combien de temps avez-vous possédé cette épée ?

   Elzear marchait tranquillement, les mains jointes dans le dos, et le regarda avec un sourire ; une certaine intensité se dégageait de son calme apparent.

   − Cette arme m’a bien effectivement appartenu. Avant moi, elle était en possession de mon père, mais lui était totalement inutilisable. J’ai réussi à la manier dès mon plus jeune âge − ce qui fut la fierté de ma famille.

   « J’ai gardé l’épée durant de longues années, et j’ai appris à l’utiliser et à réaliser que son pouvoir était bien trop grand pour ainsi dire n’importe quel être humain.

   « Et un jour d’automne, elle me l’a été volée.

   − Volée ?! demanda Eldan.

   − Oui.

   − Cela signifie qu’il y aurait un autre Haïdalir ?

   − Je ne pense pas.

   − Mais qui vous l’aurait volée ?

   − Cela, je l’ignore.

   Elzear abaissa la tête, réfléchissant, puis demanda :

   − Où as-tu trouvé cette arme ?

   Eldan lui expliqua en détail le jour de son affrontement avec le Huttlord jusqu’à leur arrivée à Sulleda. Elzear écouta chaque mot avec une complète attention et ni le jeune homme, ni Mornar ou Lalya ne purent décrypter ses émotions ; il réussissait à conserver une expression placide et totalement impassible.

   − Ainsi, la lame était enterrée à Hatteron, et plus étrange encore, sous une écurie…

   − Vous savez pourquoi ?

   − Je l’apprends maintenant. Je ne peux pas te dire ce qu’elle faisait sous une écurie, encore moins dans un trou comme Hatteron.

   Il marqua un temps d’arrêt, puis continua :

   − Malheureusement pour vous, je ne reprendrai pas cette épée, dit-il, sachant pertinemment ce qu’ils attendaient de lui. Je suis navré que vous ayez dû traverser de telles épreuves pour me retrouver.

   − Comment ?! s’exclama Lalya.

   − Je suis désolé, dit calmement Elzear.

   Eldan redoutait d’entendre ces mots depuis qu’il l’avait vu la manier à Sulleda, et sentit les palpitations son cœur s’accélérer, avant de regarder Mornar et Lalya qui étaient frappés de stupeur.

   Elzear reprit :

   − Zaor ne s’ouvrira pas à moi, enfin plus à moi. Cette arme est la tienne, et à toi seul.

   Ces mots eurent l’effet d’un coup de poing sur le jeune homme.

   − QUOI ! s’écrièrent les trois amis d’une même voix.

   − Je ne peux pas reprendre cette épée, insista-t-il calmement.

   − Après tout ce que nous avons a traversé ? Vous osez la refusez ?! s’écria Lalya, à bout de nerfs. Deux hommes se sont sacrifiés pour qu’elle vous soit remise !

   − Je ne vous ai pas invité à venir me la rendre, répliqua-t-il, imperturbable.

   − Mais, commença Mornar, désemparé, vous savez comme nous que cette arme est sûrement le seul moyen de venir à bout de Rha-Zorak !

   − Je le pense, effectivement…

   − Alors, reprenez-la, ainsi que vos responsabilités ! Vous l’avez possédé pendant plusieurs années ! continua l’archer. C’est insensé, vous savez vous battre, ça se voit tout de suite !

   − Le problème n’est pas que je ne veux pas, mais que je ne peux pas. Entre mes mains, elle ne serait pas plus dangereuse qu’une autre.

   − Vous avez la capacité de renverser Rha-Zorak ! s’emporta Eldan qui refusait d’y croire. Alors que moi, je n’ai strictement aucune chance ! Vous le pouvez ! Un simple non est trop facile, nous avons risqué nos vies et parcouru TOUT MELINIR pour vous remettre Zaor ! Et tout ce que vous trouvez à dire est « non » ?!

   Toutes ces remarques et plaintes ne semblaient en aucun cas affecter Elzear qui restait sur son opinion, et bien qu’Eldan, Mornar et Lalya savaient qu’il n’allait pas changer d’avis, ils insistèrent davantage.

   Eldan saisit son épée et la plaqua violemment contre le torse d’Elzear qui ne broncha pas.

   − Prenez cette épée ! Bon sang ! Vous me condamnez à affronter Rha-Zorak ! Vous me condamnez à mourir ! Je suis un fils de forgeron. Je ne suis pas soldat, ni guerrier, ni combattant, rien du tout ! Je n’ai aucune chance. Et si Rha-Zorak s’empare de Zaor, nous sommes tous perdus. Est-ce que vous réalisez l’étendue de la situation ?!

   Eldan soupira, puis rattacha son épée dans un geste de désespoir.

   − C’est faux, tes chances face à Rha-Zorak sont bien meilleures que les miennes. Connais-tu la vraie signification de Zaor ?

   − Reflet, répondit instantanément le jeune homme.

   − Exactement. Premièrement, l’épée nécessite que son porteur soit doté d’un chi exceptionnellement abondant ; comme toi et moi.

   « Et deuxièmement, comme on te l’a sûrement enseigné, cette arme possède une âme, et choisi si oui ou non elle s’offrira à son détenteur ; elle reflète ton âme à travers la sienne. Or c’est une collaboration, ou même une relation que tu entreprends quand tu manies Zaor, le temps et les expériences que tu as vécues avec elle l’affecteront. Elle n’est efficace uniquement lorsqu’elle est manipulée par son âme jumelle : celle à qui elle s’est pleinement identifiée.

   − Et il n’y a rien que vous puissiez faire pour que Zaor vous accorde à nouveau son pouvoir ?

   − Il y a longtemps qu’elle ne le fait plus et je la comprends. Je ne suis plus un Haïdalir et je ne le deviendrai plus jamais.

   − Qu’avez-vous fait de si terrible pour qu’elle vous ait rejeté ?

   − Des erreurs qui ne regardent que moi.

   Eldan baissa la tête puis soupira.

   − Foutaises ! s’écria Mornar. Merino ne nous a jamais parlé de cela !

   − Alors soit, dit Elzear.

   Pour prouver ses dires, il sollicita Zaor et s’avança près d’un arbre mort.

   − Cette lame est censée trancher toute matière, n’est-ce pas ? dit-il en attirant leur attention.

   Une garde parfaite vint appuyer son geste expéditif et puissant ; il fit siffler la lame en direction de la souche, qui resta coincée aux deux tiers de la coupe.

   Eldan remarqua qu’effectivement, Zaor s’était ternie et semblait l’avoir ralenti dans son mouvement, comme si elle refusait d’être utilisée.

   − Entre tes mains, elle le fendra d’une traite.

   Elzear remit Zaor à Eldan qui s’approchait de l’arbre mort, puis saisit le manche à deux mains, prit une grande inspiration et abattit son épée aussi puissamment que possible. Elle découpa le tronc d’un coup net, précis et infaillible ; la lame n’avait pour ainsi dire pas ralenti au contact du bois.

   Elzear le regarda d’un air résolu :

   − Entre mes mains, elle n’est pas plus dangereuse qu’une autre, son pouvoir ne surgit qu’entre les tiennes. Mon chi me permet de la soulever, mais Zaor m’a abandonné et ne sera jamais plus à mon service, si je la reprends, Rha-Zorak n’a plus rien à craindre de cette lame.

   Les trois amis se regardèrent avec la même expression de crainte et d’incertitude ; ils devaient se faire à l’idée qu’ils avaient parcouru tout Melinir pour rien, et qu’il fallait repartir de zéro.

   Des décisions cruciales seraient à prendre et allaient dépendre de la survie d’Eldan.