Melinir Tome 1 - Chapitre 24 - Un nouveau regard vers la mort

Chapitre 24 – Un nouveau regard vers la mort

L’échange et la communication sont les maîtres mots de ma philosophie, c’est pourquoi le trafic maritime entre Horp et Sulleda fait partie de mes priorités. Je tiens mes comptes au Gouvernement de Nimendal, mais je ne me prive pas d’échanges fructueux avec le Seigneur du Désert, même si celui-ci est accusé de transgresser le Pacte d’Allégeance.

Extrait du discours de Lord Sumenar – Gouverneur de Horp
Melinir Tome 1 - Chapitre 24 - Un nouveau regard vers la mort

   La forêt fut rapidement quittée pour rejoindre Horp dans les plus brefs délais. Dès leur arrivée dans les plaines, ils prirent le galop en espérant traverser ce plateau découvert au plus vite, car cette fois, ils n’auraient aucun subterfuge contre les Huttlords et n’auraient d’autres choix que de les affronter.

   D’une allure effrénée, ils avançaient vers le sud, en repensant aux Nomades qui leur avaient offert une magnifique soirée, ainsi qu’un point de vue différent des autres civilisations ; une philosophie simple et attachante qui leur avait allégé quelqu’une de leurs préoccupations au sujet de Nordal et Shake, mais qui leur avait fait prendre conscience que l’ombre de Rha-Zorak était maintenant plus dangereuse que jamais.

   Au galop, un vent frais et rafraîchissant les envahissait avec un sentiment de liberté qu’ils espéraient conserver jusqu’à Horp. Ils voyagèrent ainsi durant toute la journée sans rencontrer la moindre trace de vie ; ils étaient seuls, et bien contents de l’être. Ils virent à l’horizon quelques villages qui peuplaient le sud de Melinir, mais ne prirent pas la peine de s’arrêter, souhaitant atteindre la cité le plus rapidement possible, afin de ne pas se faire piéger par les Huttlords comme ils l’avaient été quelques jours plus tôt.

   Le Märi-Cärimar fit apparition en début de soirée, constituant le premier obstacle. Eldan revécut avec un sourire les nombreuses séances de pêche qui remplissaient le quotidien de leurs journées à Hatteron ; mais ce temps-là était maintenant bien loin derrière.

   Ils décidèrent de longer la rivière pour y trouver des eaux peu profondes où leurs chevaux pourraient aisément traverser ; la voie fut découverte quelques mètres plus loin, près de fins galets. Ils s’installèrent de l’autre côté de la rive et posèrent un bref campement au milieu d’un petit bosquet qui leur offrait une protection pour la nuit.

   La soirée se déroula calmement et surtout n’engendra aucune dispute ; ils se couchèrent tôt pour se lever de bonne heure le lendemain.

   Au petit matin, chacun profita de l’eau à disposition pour se laver grossièrement. Eldan avait retrouvé une mobilité presque complète de son bras gauche, et sentait qu’il pourrait en faire usage sans trop de problèmes, même s’il était encore douloureux.

   Une fois propres, ils reprirent la traversée des plaines. Le jeune homme regarda Flèche-Noire avec une certaine inquiétude, car elle n’était pas habituée à voyager aussi longtemps et redoutait qu’il ne lui arrive quelque chose, mais elle ne semblait pas fatiguer, heureusement.

   Mornar, lui, montait toujours Mandoline et agrippait fermement les rênes de Caduc qui ne les ralentissait presque pas, malgré les quelques blessures qui dataient de l’affrontement contre les Huttlords.

   La matinée fila comme un éclair et la température augmentait aussi rapidement au fur et à mesure qu’ils avançaient vers le sud.

   Ils passèrent à proximité de Gaelto, un village réputé pour ses exceptionnelles récoltes, puis traversèrent Paltis deux heures plus tard où ils s’arrêtèrent boire à sa fontaine, avant de reprendre le galop au milieu des plaines.

   Le vert printanier des prairies qui colorait le plateau central s’était transformé en un beige nettement plus sec, très caractéristique du sud, avec un terrain plus plat qu’au nord de Melinir, moins beau à voir, songeait Eldan, mais plus régulier, donc préférable à leurs chevaux.

   En soirée, ils arrivèrent à Caltert et payèrent les services de l’auberge du Repos pour y passer la nuit, elle était située en plein centre du village ; sans doute la raison pour laquelle elle était bondée ce soir.

   Eldan remarqua que beaucoup de tables étaient occupées par des joueurs de dés ou de cartes, il s’agissait sûrement d’un tournoi organisé par l’établissement, qui par ailleurs avait l’air de servir d’excellentes spécialités. Ils ne se privèrent donc pas de commander un repas typique du village qui était un peu plus coûteux que le reste.

   Un bouillon de différents légumes leur fut servi avec du pain complet, des saucisses, du fromage dur, des tomates et du raisin ; le tout accompagné de grandes chopes de cervoise mousseuses à souhait.

   Après avoir mangés à s’en faire éclater l’estomac, ils burent un dernier pot au bar avant d’aller se coucher.

   Ils reprirent la route le lendemain, reposés. Et quand le soleil fut au zénith, ils descendirent de leurs chevaux pour se dégourdir les jambes avant d’entamer le dernier bout de chemin pour Horp.

   Eldan monta Flèche-Noire et sentit après une heure de route des gouttes de sueur lui couler en bas le front ; il ne pensait pas que l’atmosphère se réchaufferait autant.

   Ils voyageaient sans pauses, ce qui n’épargnait pas leurs fessiers, et surtout l’intérieur de leurs cuisses qui viraient au rouge vif, mais leurs efforts furent récompensés en fin d’après-midi lorsque Horp se laissa distinguer au loin…

   Une grande tour guet se dressait à un demi-kilomètre de la ville, et qui ne paraissait pas en fonction malgré un regroupement de soldats qui s’agitait aux pieds de son enceinte ; ils semblaient courir après quelque chose ou quelqu’un.

   − Vous avez entendu ces cris ? dit Eldan en s’arrêtant près d’un rocher à cent mètres de la tourelle.

   − Deux femmes, reconnut Mornar d’après les timbres de voix qui s’en échappaient.

   − Qui sont en train de se faire agresser, continua Lalya.

   Ses deux amis s’étaient approchés d’Eldan en se cachant à leur tour derrière le rocher et constatèrent qu’effectivement un groupe de soldats riaient et brutalisait gratuitement deux jeunes femmes.

   − Des Barbares du Nord, peut-être une partie du groupe que nous avons croisé près de la Forêt des Penseurs, remarqua Lalya. Ces ordures sont en train de s’amuser avec elles et ne vont sûrement pas tarder à les violer.

   − Nous devons les aider…, affirma Eldan.

   − Que veux-tu faire ? le raisonna Mornar. Ils sont une dizaine et nous, nous sommes trois ! Personnellement, je me vois mal aller leur demander de les laisser tranquilles !

   À peine avait-il terminé sa phrase qu’un Barbare immobilisa l’une des deux femmes sur le ventre en lui déchirant sa robe, sous l’œil amusé de ses confrères qui l’encourageait à lui ligoter les mains.

   − Regarde ça, insista Eldan. Nous ne pouvons pas les laisser faire sans bouger, d’autant plus qu’ils sont à pied, leurs chevaux sont attachés devant la tour. Nous les surprendrons, ils sont déjà bien assez occupés avec elles.

   Mornar fixa les rennes de Caduc dans une enclave rocheuse qui naissait en crochet.

   − Ce serait stupide qu’il t’arrive quelque chose maintenant, alors que nous pouvons les éviter et…

   − Mornar, dit Lalya. Regarde…

   L’archer fronça les sourcils :

   − Comment peuvent-ils encore trouver ça drôle ? C’est inhumain.

   − Si tu avais vu le carnage à Mirlion, tu ne serais pas choqué, ceux-là sont des enfants de chœur à côté du maître qu’ils servent.

   − Vous savez que si nous intervenons, il faudra tous les tuer ; sinon c’est eux qui le feront, continua Mornar.

   − C’était mon intention, dit Eldan avec détermination.

   Le jeune homme dégaina Zaor et prit le trot en direction de la tour.

   Mornar soupira, sortit son arc et fixa fermement son carquois. Lalya tira sa fine épée.

   − Eldan, tu es la pire tête de mule qui existe sur Melinir ! fit Mornar. Je ne sais même pas pourquoi je te suis à nouveau, mais bon ! Allons faire de nouvelles connaissances ! J’espère qu’ils ne sont pas aussi timbrés qu’ils en ont l’air !

   Ils s’avancèrent donc aux côtés d’Eldan qui vit que l’expression de Lalya s’était littéralement transformée ; elle avait un regard froid, très calme, et semblait surtout vouloir faire payer aux Barbares leur sauvagerie.

   Ils prenaient le galop lorsqu’un Barbare les remarqua et avertit ses compagnons.

   Comme à son habitude, Flèche-Noire se montra la plus rapide en fonçant comme un boulet de canon, amorçant une formation triangulaire : Eldan au centre, Mornar à gauche et Lalya à droite.

   Après de puissantes foulées, Flèche-Noire accéléra encore davantage, forçant Eldan à se cramponner plus fermement. Il serra les dents, son épée orientée vers le bas, car les Barbares les avaient maintenant tous remarqués, et sortaient leurs armes avec une contrariété apparente.

   Eldan vit que les deux femmes avaient pu s’écarter de l’attroupement.

   Son cœur se mit à battre à tout rompre lorsqu’il ne fut plus qu’à trente mètres de ses adversaires, qui les attendaient en hurlant dans une langue qu’il n’avait encore jamais entendu.

   Qu’était-il en train de faire ?

   Ils étaient tous armés de haches ou d’épées, mais la plupart n’avaient pas d’armures, d’autres portaient des hallebardes, et heureusement aucun d’entre eux n’avait d’arme de jet.

   Eldan remarqua qu’ils portaient une barbe broussailleuse et des colliers composés de dents : une constatation qui ne lui serait d’aucun secours au choc qui allait bientôt éclater entre eux, mais qui lui sauta étrangement aux yeux.

   Ils étaient maintenant à dix mètres, avec un incessant bruit de galop qui résonnait dans leurs esprits.

   Les Barbares poussaient des cris de guerre, cherchant à déstabiliser leurs adversaires, mais leur tentative fut sans effet devant les trois compagnons qui n’avaient en cet instant plus peur de la mort.

   Eldan vit une flèche jaillir de sa gauche et venir se planter dans le cou d’un Barbare, qui tomba raide mort, puis une deuxième se ficha dans l’estomac d’un autre ; la précision de Mornar était effarante. Comme avec l’Hodraque quelques jours plus tôt, il touchait sa cible sans trahir la moindre hésitation, des qualités qu’il avait su développer avec une rapidité impressionnante depuis ses cours à Aquira.

   Eldan se tenait prêt, car le choc était pour bientôt. Il sentit en lui une force qui le parcourut dans un débordement d’énergie, couplé d’une rage et d’un chagrin qui le submergea lorsqu’il repensa à Nordal et Shake ; il serra Zaor plus étroitement.

   Il percuta le premier guerrier de plein fouet dans une explosion métallique qui ne déstabilisa pas Flèche-Noire, qui au contraire continua d’accélérer. Il abattit Zaor avec la même puissance que lorsqu’il frappait du métal à la forge, jusqu’à sentir sa lame passer au travers d’un Barbare qui fut découpé en deux.

   Un autre tenta de l’attaquer sur son flanc gauche, il pivota donc le buste pour lui faire face.

   Le Barbare dut lever sa hache pour se protéger de Zaor qui la fit voler en morceaux et vint se planter à la base de sa gorge. L’homme cria pour la dernière fois et s’écroula dans une marre de sang sans avoir compris comment une simple épée avait pu commettre autant de dégâts : elle tranchait l’air, le métal et la chair de la même manière.

   Flèche-Noire continua sa charge.

   Il vit Lalya transpercer un Barbare avant que celui-ci n’eût le temps de lever son glaive, et tournoya sa lame au-dessus de sa tête pour venir trancher la carotide d’un autre qui s’était trop approché, pendant que Stelran son cheval, accéléra et percuta brutalement un colosse qui fut projeté en arrière.

   Mornar avait contourné le groupe par la gauche, et d’un mouvement agile, pivota sur Mandoline et décocha une flèche qui trouva sa cible ; un homme s’écroula en se tenant la gorge, où du sang coulait abondamment.

   L’archer tira encore une fois en visant la tête d’un autre, mais une secousse de Mandoline lui fit dévier sa trajectoire, et il atteint sa cuisse. Il s’approcha donc de lui, dégaina sa dague et passa comme une ombre dans son dos pour l’égorger.

   Mornar se savait chanceux, car la vitesse de son cheval lui avait permis d’éviter une bonne dizaine de coups d’épée, qui lui auraient sans nul doute été fatals. Il rejoignit son ami qui avançait puissamment sur Flèche-Noire, et qui apparemment avait fait des ravages conséquents, Zaor se montrant plus meurtrière que jamais. Les Barbares s’étaient battus avec la force du désespoir, et même armés ne pouvaient rivaliser avec une demi-tonne de muscles qui leur fonçait dessus à plus de quarante kilomètres-heure.

   Haïdalir sortit de la foule qu’ils venaient de traverser et regarda en arrière, Lalya le suivait de près en tenant sa lame de biais, pour y faire goutter le sang, alors que Mornar galopait sur sa gauche, en retrait ; ils ne semblaient pas blessés, sauf les Barbares qui en étaient réduits de moitié.

   Eldan se retourna pour entamer le deuxième assaut et se demanda comment ils avaient fait pour être encore les trois en vie.

   C’est à cet instant qu’une morsure sanglante lui dévora le cœur lorsqu’il vit qu’un Barbare avait discrètement suivi Lalya.

   La jeune femme fut vite alertée et se retourna sans attendre ; le problème était que son adversaire avait contourné Stelran pour pouvoir l’attaquer par-derrière, ce qui ne lui laissait que peu de temps pour réagir.

   − Non ! cria Eldan qui s’avança vers Lalya.

   Mais elle lui répondit avec une rapidité stupéfiante. Elle prit appui sur son pied gauche, saisit fermement les rênes de la même main, et sauta de Stelran en tournant sur elle-même comme une danseuse, brandissant sa fine épée qui ôta la tête du Barbare.

   « Comment a-t-elle fait ? », se demanda Eldan en la voyant retomber en souplesse.

   Mais il fut vite ramené à la réalité par un choc qui le fit chuter de son cheval. Il se releva instantanément, sonné, déstabilisé. Un Barbare avait percuté Flèche-Noire et se précipitait maintenant sur lui, il leva une épée à deux mains et frappa le jeune homme par le haut, mais Eldan était déjà sorti de l’axe en se protégeant avec sa lame, comme Merino lui avait tant de fois fait travailler. L’arme du Barbare se brisa à son contact et Eldan ne se fit pas attendre pour terminer son adversaire qui était à présent désarmé, puis examina rapidement sa jument qui heureusement n’avait rien.

   Haïdalir accourut vers Lalya qui était en prise avec deux hommes et repensa à Nordal et Shake, puis bondit sur le guerrier le plus proche pour lui fendre le crâne. La jeune femme acheva l’autre d’une attaque en piquée qui lui transperça le cœur.

   Eldan s’avança vers ce qui semblait être le dernier homme debout, car il venait de voir Mornar abattre un colosse d’une flèche entre les deux yeux.

    Le Barbare reculait avec une peur flagrante en jaugeant Haïdalir qui marchait sur lui, se laissant submerger par ce regard résigné et par sa surprenante férocité, une férocité qui avait réduit en morceaux ses compagnons, qui étaient pourtant de biens meilleurs guerriers que lui.

   Eldan savait ce qu’il devait faire, détruire son arme et l’achever. Il attendit donc que le Barbare passe à l’attaque et bloqua son épée grâce à Zaor qui la fit exploser entre ses mains.

   Une fois à sa merci, le jeune homme lui enfonça sa lame entre les côtes sans trahir la moindre hésitation.

   Eldan retira Zaor du corps et observa alentour, mais plus aucun adversaire ne lui faisait face, ils étaient tous morts. C’est à ce moment-là qu’il se rendit compte des dégâts que pouvait provoquer une telle arme de destruction, des ravages qu’il pouvait causer avec cette épée entre les mains, et surtout du danger que pouvait représenter un Haïdalir entraîné.

   Une vive douleur à la jambe le ramena à la réalité lorsqu’il se redressa, et vit qu’un morceau de métal y était planté : sûrement un éclat de l’épée qu’il venait de détruire.

   Il retira la rognure d’un coup sec et remarqua que la blessure était profonde de plusieurs centimètres, mais sans gravité ; le PurCiel la soignerait sans problèmes.

   Mornar et Lalya s’avancèrent auprès d’Eldan qui avait une main sur sa cuisse, et se rassurèrent en voyant qu’aucun des trois n’était blessé, hormis quelques égratignures.

   − Merci, dit Eldan. Vous avez été remarquables…

   − Je n’y crois pas, c’est nous qui avons fait ce carnage, lâcha son ami en regardant les corps avec écoeurement.

   − Heureusement qu’ils n’avaient pas d’armes de jet, nota la jeune femme, le cœur battant.

   Haïdalir rengaina Zaor, puis ajouta :

   − Il ne faut pas s’éterniser ici, je n’aurais pas envie qu’un autre groupe nous tombe dessus. Je doute qu’ils soient les seuls dans les environs.

   Eldan avait totalement oublié les deux femmes qui étaient restées à l’écart et s’approcha d’elles en boitant, lesquelles demeuraient craintives et complètement abasourdies par ce qu’elles venaient de voir.

   Le jeune homme tenta de les réconforter :

   − Ne vous inquiétez pas, nous ne vous voulons aucun mal, nous avons entendu vos cris et avons décidé d’intervenir.

   Lorsque l’une d’elles se mit à sangloter, l’autre la serra dans ses bras en les regardant étrangement ; elles semblaient légèrement plus âgées que lui.

   − Vous habitez Horp ? demanda Eldan, car nous nous y rendons.

   − Oui.

   − Alors, allons-y ensemble.

   − Merci, merci infiniment. Nous vous accompagnerons si cela ne vous dérange pas, au fait, je m’appelle Elloa et voici ma sœur, Melina.

   Elles avaient toutes deux les cheveux châtain clair et les yeux foncés. Elloa était plus grande et avait le visage plus mûr. Leurs robes étaient dans un sale état, déchirées et pleines de boue. Melina, qui semblait avoir été la plus affectée, frottait sans cesse son vêtement pour enlever les traces de terre.

   Eldan comprit qu’il les intimidait considérablement, ce qu’il n’avait pas l’habitude, mais il s’attendait à une telle réaction, car il venait de découper plusieurs Barbares en morceaux comme un bûcheron l’aurait fait avec des rondins. Il regarda les corps et lorsque son cœur eut retrouvé un rythme à peu près normal, remarqua que certains avaient les jambes détachées du tronc. En fait, tous ceux qu’il avait combattus étaient amputés d’une quelconque manière ; il en eut froid dans le dos.

   Il s’adressa à nouveau aux deux sœurs :

   − L’archer s’appelle Mornar. La fille, Lalya. Et moi, c’est Eldan.

   Le jeune homme se retourna et vit que Mornar se dirigeait vers Caduc, toujours attaché auprès du rocher, alors que Lalya s’approchait d’eux.

   La jeune femme s’agenouilla près des deux sœurs.

   − Est-ce que vous allez bien ? Vous ont-ils touché ?

   − Non, dit Melina. Vous êtes arrivés à temps. Merci infiniment…

   − C’est normal, dit Eldan. Nous ne pouvions pas vous laisser entre leurs mains.

   − Avez-vous un toit pour dormir cette nuit ? demanda Elloa.

   − Pas vraiment, à vrai dire, répondit Eldan. Nous chercherons une auberge.

   − Dans ce cas, passez la nuit chez nous. Vince sera d’accord, c’est le moins que nous puissions faire.

   Eldan et Lalya se regardèrent d’un commun accord.

   Mornar arriva avec Caduc et Eldan lui apprit qu’il venait de trouver un toit pour la nuit.

   − Vous pourrez monter Caduc, dit Mornar en s’adressant aux deux sœurs.

   Ils se mirent ainsi en route pour Horp en laissant derrière eux un véritable bain de sang qu’ils se forceraient d’oublier, tant bien que mal.

   Eldan se sentait métamorphosé, sa personnalité se transformait, évoluait. Jamais il ne serait lancé pareillement au combat quelques jours plus tôt, mais les choses avaient changé : la mort de Nordal et Shake… Ces événements avaient profondément modifié sa manière d’être. Peut-être était-ce leur sacrifice qui avait donné au jeune homme cette envie de risquer sa vie pour les autres ? Quoi qu’il en soit, il devait garder la tête froide pour continuer son voyage et retrouver en toute priorité le second Haïdalir à Sulleda.

   Il remarqua que Mornar et Lalya étaient encore tremblants, un état de choc qu’ils tentaient de dissimuler sans grands résultats, car tuer n’était pas une chose que l’on pouvait encaisser sans remords. Des blessures profondes qui mettraient plus de temps à cicatriser que les simples entailles qu’ils avaient écopées aux avant-bras et aux cuisses ; ils le savaient.

   Arrivé près des remparts de Horp, Mornar s’approcha d’Eldan :

   − Elles sont jolies, n’est-ce pas ?

   − C’est vrai.

   − Surtout la plus jeune, comment s’appelle-t-elle ?

   Eldan ne put s’empêcher de rire en regardant son ami qui par n’importe quelle circonstance ne pouvait se débarrasser de son instinct de dragueur. Il avait raison, elles étaient belles, mais tout l’attrait du jeune homme était dirigé vers celle qui avançait devant lui ; Lalya se retourna au moment où Eldan la contemplait, lequel détourna subitement le regard vers son ami pour répondre à sa question :

   − La plus jeune s’appelle Melina, l’aînée Elloa. Elles sont sœurs.

   − Ah bon, je crois que je vais aller faire de plus amples connaissances.

   Mornar s’avança vers les deux femmes et commença son approche. Il appuyait ses mots avec de grands gestes et s’adressa gentiment à Melina qui retrouvait peu à peu le sourire.

   De nombreux archers patrouillaient méthodiquement au sommet des remparts qui devaient mesurer dix bons mètres.

   Ils purent pénétrer dans la ville sans encombre, car les gardes les avaient laissé passer sans les contrôler. Dès leur entrée, Eldan remarqua que Horp était bien moins animé qu’Aquira, et le décor y était plus régulier.

   Il trouva les habitations de bois particulièrement esthétique : elles offraient un souffle de sérénité et de calme rassurant. La plupart des bâtiments étaient plus petits et plus sobres qu’à Aquira, avec de nombreux géraniums qui ornaient les fenêtres – comme à l’auberge du Trappeur.

   La route principale, constituée de longues dalles, parcourait la ville en ligne droite du nord au sud, jusqu’au port qui longeait la côte ; Eldan constata que les habitants avaient le teint bien plus mat que dans les autres villages qu’ils avaient traversés.

   De grands marchés aux poissons se profilaient dans des ruelles adjacentes, car la pêche et les activités maritimes étaient les principaux métiers des citoyens de Horp. De larges filets, des cannes et des embarcations étaient disposés dans des entrepôts privés et commerciaux ; les rayons du soleil qui baignaient dans les habitations de bois dégageaient une agréable odeur de sève et une teinte orangée qui colorait la ville.

   Ils se laissaient guider par les deux sœurs sans trop se préoccuper d’où ils atterriraient.

   Malgré le panorama qui s’offrait à eux, ils ne pouvaient s’ôter de la tête les corps meurtris qu’ils avaient abandonnés devant la tour de garde. Le jeune homme commença à réaliser qu’il avait tué à nouveau ; il eut de nouveaux haut-le-cœur et se força à reprendre son calme en respirant profondément, car il devrait s’habituer à l’odeur du sang, si écoeurante soit-elle.

   Caduc supportait sans problèmes le poids des femmes, le fait d’avoir voyagé sans cavalier lui avait permis de récupérer la totalité de son énergie.

   Plus ils avançaient, plus les gens affluaient et emplissaient l’allée qui devenait de moins en moins praticable. Des personnes circulaient dans tous les sens : des cavaliers, des soldats qui patrouillaient, des charrettes tirées par des fermiers, ainsi que des familles qui se promenaient.

   Les deux sœurs se mirent bientôt en alerte, car elles venaient de remarquer une escorte de Barbares s’engager dans l’avenue principale. Elles se retournèrent vers les trois compagnons :

   − Écartons-nous sur le côté, ils ne font que passer, s’écria Elloa.

   Lalya, prise de panique s’avança vers Eldan. La situation était bien plus grave qu’elle n’y paraissait, car elle venait de revoir l’ombre qui la hantait depuis sa vision à Mirlion :

   − Eldan, ne laisse pas Zaor à portée de vue ! Il est ici ! Ne te fais pas remarquer !

   − Qui est ici ?!

   − Rha-Zorak ! Il est à la tête de la troupe. Heureusement que l’allée est bondée.

   Le simple fait d’entendre son nom lui donna l’impression que le temps allait s’arrêter.

   Eldan leva le menton pour voir si Lalya n’avait pas eu une hallucination, mais non, il était effectivement là, monté sur un gigantesque étalon, avec une trentaine de Barbares qui le suivait de près. Lesquels semblaient superflus à côté de cette figure noire qui se dressait sans trahir le moindre mouvement, calme comme un serpent dans le désert.

   Tout le monde s’écartait de leur chemin en s’abritant sous les avant-toits.

   Rha-Zorak se dirigeait apparemment en direction de la sortie nord devant l’œil anxieux d’Eldan qui le vit pour la première fois, lui. « Il doit vraiment avoir confiance en son invulnérabilité », se dit-il, car très peu d’hommes se déplaçaient à ses côtés.

   Lalya remarqua qu’il portait toujours le même heaume noir et brillant que lui avaient confectionné les Hassamdaïs, avec deux pointes de métal qui longeaient sa mâchoire et une large coiffe qui s’étendait derrière sa nuque. Sur ses épaules, une cape surplombait l’arrière de son cheval alors qu’une armure d’acier revêtait son torse dans le soleil tapant. Mais toute son attention se porta sur le médaillon qu’il attachait au-devant de son plastron, ce qui confirmait ce qu’elle avait déjà découvert à Mirlion : cet objet représentait la source de son pouvoir.

   Eldan avança rapidement, comme les autres et cacha son épée sur le flanc droit de Flèche-Noire. L’arme était hors de vue pour l’Éternel, mais le jeune homme ne put s’empêcher de regarder son visage rongé, jamais il n’avait vu une peau semblable. Qu’avait-il subi pour être pareillement défiguré ? Était-ce vraiment un homme ? En tout cas, ce n’était pas un Huttlord, sa bouche comparable à celle d’un humain le différenciait d’eux, et sa morphologie était bel et bien humanoïde.

   Trop de questions le démangeaient lorsqu’il observait ses caractéristiques répugnantes qui avaient forgé les mythes de son enfance, comme ses minuscules pupilles noires, ainsi que son nez raboté, dénudé de cartilage, comme celui d’une tête de mort, et surtout sa peau carbonisée comme du vieux charbon.

   Mais il regretta vite sa curiosité, car Rha-Zorak l’avait remarqué.

   L’Éternel détourna le regard pour se plonger dans celui d’Eldan qui resta paralysé, comme foudroyé par une force à laquelle il était impossible de lutter, une force qui aurait pu faire exploser Melinir tout entier ; ses yeux le scrutaient au plus profond, l’analysaient avec le poids d’un regard vieux de plus d’un siècle.

   Une étreinte visuelle qui devint toujours plus intense qui le lacérait comme du barbelé qu’on lui aurait frotté frénétiquement sur les paupières, avant de s’estomper brutalement.

   Rha-Zorak détourna la tête pour se concentrer sur le parchemin que le lui lisait un conseiller. Aussitôt, Eldan se sentit libéré, comme s’il venait de reposer un rocher de cent kilos. Aussi puissant qu’il soit, il n’avait pas pu le démasquer ; il ne possédait pas les sens d’un Huttlord.

   Après quelques instants, Rha-Zorak et sa troupe outrepassèrent Eldan et ses compagnons.

   − J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter ! soupira Mornar. Bon sang, j’en ai les jambes qui tremblent. Vous avez vu comme il a plongé ses yeux dans les miens ? Il est plus horrible encore que je le pensais !

   − Dépêchons-nous, dit Lalya en prenant soin de rendre ses paroles inaudibles aux oreilles des deux sœurs qui trottaient devant. S’il nous avait démasqués, nous serions morts à l’heure qu’il est. Mais je crois que tu te trompes, c’est moi qu’il n’a pas lâché du regard.

   Eldan comprit alors que probablement toutes les personnes autour de Rha-Zorak devaient avoir eu l’impression qu’ils se faisaient épier ou même transpercer par une force invisible, car lui aussi était convaincu qu’il était le seul à avoir été observé.

   − Que faisait-il ici ?! s’exclama Eldan.

   − Demandons à Elloa et Melina, fit Lalya. Peut-être connaissent-elles les raisons de sa présence.

   Lorsqu’ils s’approchèrent des deux femmes, Eldan remarqua que les tremblements de Melina n’avaient pas cessé ; croiser Rha-Zorak n’avait pas amélioré les choses.

   − J’ignore la raison de sa venue à Horp, répondit Elloa. Mais j’espère qu’il ne reviendra pas…

   − Espérons…, dit Eldan.

   Ils continuèrent à trotter jusqu’au sud de la ville, où l’on pouvait distinguer la mer et ses puissantes vagues qui venaient frapper le port de Horp, alors que des mouettes volaient non loin de la côte et se posaient sur les bateaux, leur offrant des cris lointains qui résonnaient dans l’allée bordant la plage ; un vent chaud surgissant du large muni d’une senteur maritime les enveloppa agréablement.

   Les deux sœurs s’arrêtèrent devant une grande maison, qui contrairement à beaucoup d’autres était construite en pierres.

   Chacun attacha son cheval sous un avant-toit sur le côté de l’habitation, puis Elloa ouvrit la porte d’entrée.

   − Entrez seulement, dit-elle.