Melinir Tome 1 - Chapitre 23 - Le peuple qui écoute

Chapitre 23 – Le peuple qui écoute

Pourquoi sommes-nous les seuls à pouvoir écouter ce que nous dit la nature ?

Extrait du discours d’Amourel Hecmet à Jiard – Chef de la tribu Nomade des Sables d’Or
Melinir Tome 1 - Chapitre 23 - Le peuple qui écoute

   Le lendemain fut un jour plus chaud et bien moins humide que les précédents, l’influence de la Région des Tempêtes avait disparue pour laisser place à un brillant soleil qui les avait accueillis dans un air plus sec.

   Un regard vers l’est leur offrit la vision de longs champs cultivés où quelques maisons isolées s’y tenaient. Des fermiers avaient trouvé un vaste lieu de tranquillité, tout de même trop proche de Fort Rha-Zorak, trouva Eldan.

   Quand le soleil fut dans sa longue descente, ils distinguèrent une épaisse fumée blanche à travers les bois. Toutefois, le campement − si cela en était un − se situait en plaine, car la forêt divulguait une forte bosselure qui masquait l’autre côté du monticule, d’où venait la fumée.

   Souhaitant rester les plus discrets possible, ils quittèrent le trot pour prendre le pas en songeant aux Barbares du Nord, et en se tenant prêts à sortir leurs armes si ça s’avérait être le cas.

   Ils longeaient silencieusement la butte afin de connaître l’identité de ces inconnus au lieu de se lancer dans un galop effréné au milieu des plaines, car dévoilés pareillement, ils se vouaient à de trop grands risques ; il pouvait bien s’agir de Huttlords, même s’ils en doutaient fortement.

   Ils descendirent de leurs montures et s’approchèrent suffisamment du campement pour essayer de reconnaître à quel genre d’individu ils auraient affaire, en espérant pouvoir les éviter dans la pire des situations, mais le doux murmure qui leur vint en retour fut rassurant : des cris d’enfants, des rires et des chants lointains.

   Intrigués, ils s’avancèrent.

   − Qui ça peut bien être ? chuchota Mornar.

   − Sûrement une tribu de Nomades, répondit Eldan.

   − Probablement, acquiesça Lalya.

   Un buisson remua derrière eux avec le bruit de l’élongation d’une corde, celle d’un arc, qui alerta Mornar en premier, puis Eldan qui dégaina immédiatement Zaor, mais lorsqu’il se retourna, il vit que Lalya s’était emparée de son épée bien avant eux.

   Leur rapidité de réaction n’avait pas empêché les dix hommes qui les entouraient de les tenir en joule ; ils étaient cernés.

   C’était effectivement des Nomades.

   Ils portaient des habits rudimentaires, d’amples braies fabriquées par leur tribu. Quelques-uns avaient des pantalons en peau de bison, de loup ou d’autres animaux qu’Eldan ne put reconnaître, d’autres étaient torses nus, ou vêtus de fines fourrures leur recouvrant le buste. Physiologiquement, ils étaient de peau noire et large d’épaules, d’une allure athlétique.

   − Que faites-vous ici ? demanda un Nomade.

   Les trois voyageurs abaissèrent immédiatement leurs arcs. Eldan en profita pour prendre la parole :

   − Nous ne souhaitions pas vous attaquer, nous nous rendons au sud, à Sulleda. La fumée surgissait des bois et nous avons cru à des Barbares du Nord.

   Le Nomade prit un air perplexe et s’avança :

   − Jamais encore je n’ai vu de Barbares dans les environs.

   − C’est pourtant la vérité, nous avons croisé un groupe d’une centaine de guerriers à un jour d’ici, l’informa Lalya d’une voix sûre.

   − Nous ne vous voulons aucun mal, reprit Mornar. Nous partirons si notre présence vous importe.

   Le Nomade baissa son arc et parut se détendre, donnant ordre aux autres de faire de même.

   − Je lis la vérité dans vos yeux. Celle-ci est semblable à une lueur sincère qui brille comme les étoiles. Et votre regard en regorge. Excusez notre accueil, mais nous avons des familles à protéger. Je me nomme Azaan, et voici mes hommes. Nous autres ne sommes hostiles à ce point. Passez la soirée en notre compagnie si vous le souhaitez, nous partagerons un bon repas que nous préparent nos femmes. Vous semblez usés par un long voyage, vous serez en sécurité auprès des nôtres.

   Eldan regarda ses amis.

   − Pourquoi pas ? fit Mornar, qui ne refusait jamais une invitation.

   Lalya acquiesça d’un signe de tête.

   Ils suivirent la troupe d’archers jusqu’à leur campement, car après tout, cela économiserait leurs ressources alimentaires ; et savourer un repas chaud ne leur ferait pas de mal, vu ce qu’ils venaient de vivre ces derniers jours.

   En l’espace de dix minutes, ils traversèrent les quelques arbres qui les séparaient du camp où un grand feu étincelait en bordure de forêt, autour duquel quelques femmes préparaient un repas qui paraissait très consistant, avec des pommes de terre, du lapin et des légumes coupés en morceaux qu’elles jetaient dans une marmite. Elle lançait de fréquents coups d’œil à leurs enfants qui couraient et jouaient dans les environs.

   Les trois amis attachèrent leurs chevaux à un large chêne avant de s’avancer vers la tribu pour s’approcher du feu où les hommes d’Azaan venaient de s’assoir.

   Il y avait une trentaine de chevaux pour une quarantaine de personnes en comptant les enfants, avec trois charrettes de bois calées entre quelques troncs qui semblaient servir au transport des huttes qu’ils montaient à chaque escale.

   − Asseyez-vous ! les invita Azaan. Prenez place !

   − Je vous présente ma femme : Keyah.

   Celle-ci leur offrit un merveilleux sourire, elle avait de longs cheveux noirs lui tombant jusqu’aux hanches et un charmant visage rond ; elle coupait des tomates sur une fine planche de bois.

   Azaan reprit ses présentations :

   − Et voici mes deux enfants qui remuent ciel et terre : Eze et Dini.

   Les deux rejetons ne devaient pas avoir plus de six ou sept ans et jouaient à enterrer des pierres taillées.

   Haïdalir se présenta à son tour :

   − Je me nomme Eldan, dit-il en s’inclinant.

   − Lalya, leur annonça-t-elle en souriant.

   − Mornar Le Grand, c’est comme ça qu’on m’appelle.

   Eldan, qui pressentait une absurdité de sa part tourna la tête vers son ami avec un regard désespéré :

   – Le Grand ?

   – Pourquoi répètes-tu mon nom ?

   – Parce qu… pour rien.

   – Monsieur Le Grand, vous avez dû accomplir de merveilleuses choses pour qu’on vous surnomme ainsi, dit une femme qui s’approcha de l’archer.

   Ils s’installèrent auprès des Nomades, et quand le repas eut mijoté assez longtemps, ils dégustèrent le ragoût de lapin et ses légumes dans une écuelle de bois.

   La nuit était maintenant tombée, et tous profitaient d’une agréable soirée autour d’un feu chaleureux. De temps à autre, des membres de la tribu chantonnaient des airs propres à leur culture de la nature.

   Ils firent connaissance avec le reste des personnes, il y avait : Kadhi, Lisimba, Nyamu, Oni, Rehani, Wema et bien d’autres encore, qui étaient comme tout Nomade noirs de peau.

   − Notre tribu quitte les lieux demain aux premières lueurs de l’aube, les avertit Azaan.

   − Nous aussi, répondit Mornar, et où allez-vous ?

   − Où nos cœurs nous guideront, mais nous songeons à l’est.

   − Faites attention tout de même, dit Lalya, il y a de l’agitation ces derniers temps, même en dehors du Désert Bruet.

   − Oui, le vent nous l’a dit.

   − Le vent ? répéta Mornar.

   − Oui. La nature n’est pas dénudée de parole, elle nous parle, il suffit de comprendre son langage et surtout de l’écouter. C’est ce même vent qui nous a avertis de votre présence.

   − Il semblerait que nous ayons encore beaucoup de choses à apprendre, fit Eldan en repensant avec quelle facilité ils s’étaient fait débusquer.

   − Mais le vent nous dit aussi que notre continent souffre, et qu’un mal le ronge de l’intérieur. Les arbres nous le susurrent, ainsi que la terre, la pluie et la roche… Tous nous disent être en train de dépérir.

   − Je ne saisis pas bien, affirma Eldan, dites-vous que Melinir… est en train de mourir ?

   − Exactement… et le mal qui le ronge provient du désert, vous le connaissez.

   − Rha-Zorak…, dit Lalya.

   − Depuis cent ans, plus aucun Nomade ne se rend au Désert Bruet, nous y percevons un pouvoir terrible, inhumain qui parfume l’air et le rend nauséabond. Un pouvoir qui consume nos terres ! Vous autres ne le sentez pas encore, mais dans quelque temps, nous verrons l’environnement se dégrader, car le Seigneur du Désert puise dans les ressources de Melinir, sans s’en rendre compte, il scie la branche sur laquelle nous sommes tous assis ! Nous, peuples de la terre, voyons en lui un fléau bien pire que son armée.

   Les trois amis se regardèrent en sachant pertinemment quel était l’objet de ce lien : son médaillon. Mais d’où venait-il ? Qu’était-il ? Comment fonctionnait-il ? Personne ne pouvait y répondre excepté Rha-Zorak lui-même.

   − Viviez-vous dans le Désert auparavant ? demanda Lalya, intéressée par leur Histoire.

   − Avant la construction de Fort Rha-Zorak, nos pères y vivaient oui, nous sommes originaires du désert : nous avons toujours aimé le contact moelleux du sable chaud.

   « Notre peuple a toujours survécu en écoutant le vent et le sable qui le prévenait de l’arrivée des Huttlords et des terribles Hassamdaïs. Nous parcourions les dunes en savourant la merveilleuse chaleur du sable. Mais il y a cent ans, Rha-Zorak est apparu, avec son épouvantable pouvoir qui a coupé la possibilité à nos pères d’écouter le vent et le sable qui ont été plongés dans le mutisme… Toutes les autres tribus ont immédiatement quitté le désert, excepté la nôtre qui s’est installée aux frontières des dunes, mais malgré notre constante surveillance, l’inévitable est arrivé : nos pères n’ont pu sentir la venue des peuples sombres, et lors du troisième jour d’automne, dix Huttlords ont trouvé le campement, car ces créatures n’ont jamais toléré la présence du peuple Nomade dans le désert. Et notre tribu a failli disparaître.

   « Les survivants ont fui le Désert Bruet en direction de Horp, avec des Huttlords à leurs trousses qui s’apprêtaient à les rattraper. Mais une chose à laquelle personne ne s’attendait nous a tous sauvés. Un guerrier vêtu d’une armure d’argent est apparu aux premières lueurs de l’aube. Il portait un heaume qui masquait son visage, mais sa droiture le rendait beau comme le soleil lui-même. Il montait un cheval blanc comme les neiges du nord.

   « Il s’est élancé contre les dix monstres et de par sa lame, un seul en est ressorti vivant. Le malheureux Huttlord a alors pris la fuite en direction du désert.

   « Puis, le guerrier argenté s’est avancé vers la tribu alors que personne n’osait parler ni même respirer. Ils n’entendaient que le souffle du cheval à belle robe blanche, et voyaient à travers son heaume un regard bleu profond qui les transperçait.

   « Il a pris le galop pour disparaître au loin… C’est l’histoire que nous transmettent nos pères de génération en génération.

   − Alheam Nithril…, siffla une vieille femme aux cheveux gris. Sa voix surgit de l’autre côté du feu. Nal vaürte olahme niaüldur sil cagoror.

   − Sa force a sauvé les nôtres, traduit Azaan.

   − Vous parlez le Langage de l’Est ? s’étonna Eldan.

   − Le peuple Nomade est l’un des rares de ce monde à ne pas l’avoir oublié, nous préservons l’héritage de nos pères.

   − Votre peuple est touchant, et inhabituel… Je ne regrette pas votre invitation, dit Lalya avec reconnaissance.

   − Merci, répondit Azaan avec un sourire bienfaisant, mais ne tardons pas sur ces malheurs. Dansons mes amis !

   Deux femmes prirent un tambour en peau de mouton ainsi qu’un long instrument fait de bambou creusé au centre qu’elles utilisaient pour produire un son grave et entamèrent une mélodie entraînante.

   Tout le monde se leva pour danser autour du feu, sauf Eldan, Mornar et Lalya qui, surpris par ce rapide changement d’humeur, préférèrent rester assis.

   Les Nomades sautaient, riaient et dansaient en tapant des mains alors que d’autres s’étaient mis à chantonner quelques airs dans l’obscurité de la nuit.

   Mornar ne mit pas longtemps avant de se lever et de danser à leurs côtés devant Eldan et Lalya qui se contentaient de les regarder ; mais une femme aux cheveux gris-noir vint tirer le jeune homme par le bras pour l’inviter à danser, lequel se laissa emporter par ce ballet qu’il n’avait encore jamais pratiqué. Pris par l’ambiance festive et l’allégresse qui s’était emparée des Nomades, il se détendit et se fondit dans leurs mouvements. Il vit ensuite Lalya se faire inviter par un archer qui les avait accueillis précédemment.

   Eldan tenta d’imiter les pas de sa cavalière, mais la reproduction ne fut pas très belle à voir, ce qui fit bien rire les Nomades qui avaient du mal à détourner le regard de celui qui était le plus enthousiaste : Mornar. Il bondissait dans tous les sens en dansant avec la femme qui l’avait accosté en l’appelant « Monsieur Le Grand ».

   Soudain, la cavalière d’Eldan se glissa derrière lui et le poussa en direction de Lalya qui était entraînée de la même manière par le sien.

   − Les flammes nous ont dit en voir une virulente entre vous ! firent les deux Nomades.

   Eldan et Lalya se retrouvèrent épris l’un par l’autre, un peu mal à l’aise, et surtout incapables d’exécuter plus de deux pas de danse comme les Nomades, mais bien vite, ils convinrent pour un ballet originaire du nord de Melinir ; Lalya posa ses mains sur les épaules d’Eldan et lui les posa sur ses belles hanches, avant d’échanger avec elle un sourire complice.

   Il huma sa soyeuse chevelure embaumée de lavande et observa les parfaits contours de son visage : son nez aquilin, ses yeux bleu très clair, ainsi que ses lèvres brillantes.

   Leur danse dura une dizaine de minutes − ce qui parut être une éternité pour Eldan qui ne sentait pas très doué, mais réussissait à se rassurer en voyant Mornar qui lui faisait penser à un primate en chaleur.

   Ils se séparèrent après que les Nomades aient petit à petit arrêté de jouer.

   − Merci pour la danse…, lui murmura Lalya à l’oreille, m’inviteras-tu à nouveau ?

   − Probablement, répondit-il d’une voix prometteuse.

   Au bout de deux heures, les tambours cessèrent et les instruments de bambou achevèrent leurs notes. Peu à peu, les Nomades se rassirent auprès du grand feu en se collant les uns aux autres.

   Une hutte avait été installée pour les trois nouveaux venus afin qu’ils puissent passer la nuit auprès d’eux, lesquels décidèrent de la rejoindre après avoir écouté une histoire de Rehani − l’ancienne de la tribu − sur les origines du peuple Nomade. Le ton rocailleux de sa voix se mêlait parfaitement avec le crépitement du feu, leur offrant un récit envoûtant qui les rendit somnolents. De son côté, l’interminable chorégraphie des flammes les hypnotisait jusqu’à rendre leurs paupières lourdes comme du plomb.

   Azaan les réveilla le lendemain de bonne heure pour que tout le monde puisse aider à démonter les huttes en ôtant les longues armatures de bois.

   Eldan, Mornar et Lalya dirent au revoir à ce peuple qui leur avait offert une merveilleuse soirée ainsi que de précieuses informations. Ils eurent encore droit à des adieux d’Azaan et sa famille qui les serrèrent dans leurs bras et leur offrirent quelques plantes comestibles.

   − Le vent me dit ne pas sentir de Huttlord à moins de dix jours d’ici, partez l’esprit serein mes amis.

   − Merci pour tout, ajouta Eldan en sellant Flèche-Noire.

Voyant la tribu partir à l’est, ils détachèrent leurs chevaux pour se préparer à une longue chevauchée en direction de Horp.