Melinir Tome 1 - Chapitre 32 - Inquiétudes

Chapitre 32 – Inquiétudes

Je suis et reflète ce que chaque Pillard doit devenir : silence, invisibilité, discrétion et lame en plein cœur.
Notre clan est en fonction depuis plus d’un millénaire et lorsque nous recherchons quelque chose, nous le trouvons, sans fourvoiement.

Extrait de L’Oeil De La Nuit – Etimer Adilaq, chef et grand dirigeant des Pillards
Melinir Tome 1 - Chapitre 32 - Inquiétudes

   Eldan passa le reste de la semaine à travailler des techniques de frappes durant les matinées et de la condition physique les après-midis.

   Il apprit plusieurs manières de neutraliser la garde de l’adversaire, puis à bloquer, dévier et absorber les coups ; coordination et synchronisation étaient les maîtres mots de ces leçons.

   En deux semaines à peine, il avait déjà vu des différences au niveau de sa souplesse et de sa résistance. Sa musculature s’était elle aussi particulièrement développée, surtout en tonicité et en définition.

   Les coups d’Elzear devenaient perceptibles, contrairement aux premiers combats où Eldan ne les voyait jamais arriver et ne savait encore moins comment réagir.

   − Je vais t’initier à un nouvel exercice qui m’est personnel. Suis-moi.

   Elzear s’approcha du mur de sa maison et s’arrêta devant une feuille de papier accrochée à hauteur des yeux.

   − Je t’interdis formellement de lire cette page en dehors de ton entraînement.

   Eldan acquiesça d’un signe de tête.

   − Place-toi à deux mètres du mur, en garde. Ton but sera de lire le document à voix haute, du début à la fin.

   Haïdalir le regarda étrangement en se demandant pourquoi il exigeait un travail aussi bizarre et superflu… comme beaucoup d’exercices qu’il lui faisait faire.

   − Ce n’est pas tout, continua Elzear. Je me promènerai tranquillement autour de toi et si par mégarde l’un de mes coups te touche, tu recommenceras depuis le début. Est-ce clair ?

   − Oui.

   − Alors à toi.

   Eldan prit une grande inspiration, se vida l’esprit, puis commença sa lecture à voix haute ; à l’affut du moindre mouvement.

   − L’attention ne doit se porter sur un endroit fixe. La fine brise est une informatrice. Observe sans regarder. Ne réfléchis pas, ressens, aussi sensiblement qu’un roseau ploie sous le vent…

   Un poing dans le ventre plia le jeune homme en deux ; la concentration qu’il avait vouée à sa lecture lui avait sensiblement baissé l’attention. Pris par surprise il n’avait pas réagi, et encore moins perçu la frappe.

   − Ne reste pas fixé sur des détails, dit Elzear, c’est une question de vie ou de mort.

   − Je sais, mais ce n’est pas facile !

   − Recommence.

   Le jeune homme reprit et bloqua une frappe en revers après la première ligne, puis encaissa un coup de pied dans les hanches.

   − Vas-tu me laisser te frapper encore longtemps ?

   Eldan ne dit rien.

   Puis recommença.

   Mais il ne put aller plus loin que la première fois, le maître était encore trop rapide pour lui.

   − Tu auras trois essais par jour.

   C’était un matin, ils revenaient d’une longue course à pied et virent Lalya s’entraîner devant la maison, le spectacle qu’elle leur offrait était fascinant, elle exécutait une série de mouvements imposés, maniant son épée avec une grâce éblouissante, esquissant ses attaques dans un flot de précision. Sa gestuelle était étonnante de vitesse et de fluidité ; elle paraissait en transe, tout en dégageant une intensité stupéfiante.

   − Elle est douée, dit Elzear.

   Même lui semblait attiré par le spectacle, ce qui surprit Eldan, qui ne focalisa pas toute son attention sur elle en essayant de se recentrer sur lui-même et de rester alerte sur ce qui l’entourait.

   − C’est un bon exemple, continua-t-il.

   Le maître marqua un temps d’arrêt, puis reprit :

   − Observe-la bien et regarde le chemin qu’elle a déjà parcouru, elle s’exprime honnêtement et évacue chacune de ses émotions, son esprit est informe, impalpable, vide, et s’adapte à son environnement ; son visage est clair et détendu, il reflète calme et maîtrise.

   − Oui, je vois… mais elle n’a pas l’air de nous avoir vus, peut-on vraiment nommer ça de la lucidité ?

   Elzear se tourna vers lui avec un léger sourire :

   − Je vois que tu te poses les bonnes questions. Elle n’a pas l’air de nous avoir vus, mais je peux te garantir qu’elle a déjà perçu notre présence ; la vue n’est qu’un seul des cinq sens.

   Le maître saisit une branche, la fit rouler entre ses doigts et la lança en direction de Lalya.

   La réaction fut instantanée, elle se retourna et trancha le morceau de bois d’un net coup d’épée.

   Elzear lui fit un signe de tête.

   − Tu ne pourras pas m’avoir comme ça, répondit-elle avec concentration.

   − Je voulais justement le démontrer à Eldan, dit calmement Elzear.

   Elle se retourna puis continua ses exercices dans les lueurs du soleil qui la rendait encore plus brillante que d’habitude.

   − Bon, dit Elzear. Poursuivons.

   La canicule et la poussière les attendaient comme convenu sur ce terrain qu’Eldan connaissait maintenant par cœur, regrettant de ne pas pouvoir fouler les pâturages qui s’étendaient non loin et humer cette douce odeur de printemps qu’il appréciait tant.

   Ils commencèrent leur travail à l’ombre d’une toiture et Eldan s’attaqua immédiatement à ses techniques de poings habituelles, puis le maître l’initia à la lutte et au corps à corps : luxations et points de pression étaient au programme.

   Il lui apprit ensuite différents fauchages et balayages, puis continua par une nouvelle notion : les projections.

   − Une projection, commença-t-il, n’est rien d’autre qu’un basculement, il faut réussir à plaquer tes hanches sous le centre de gravité de l’adversaire et…

   … une heure plus tard, Eldan se prépara pour l’exercice de lecture.

   Il se lança.

   − L’attention ne doit…

   Une frappe sur le flanc droit le coupa, net, mais il ne se découragea pas.

   L’attention ne doit se porter sur un endroit fixe…

   Coup de poing dans le ventre, bloqué.

   Observe sans regarder. Ne réfléchis pas, ressens, aussi sensiblement qu’un roseau ploie sous le vent…

   Frappe sur le flanc gauche, évité.

   − Les sens doivent réagir de manière immédiate, en parfaite cohérence avec leur environnement. Rester neutre, lucide, pour ne pas se faire piéger par ce qui paraît, mais se focaliser sur ce qui est…

   Coup de poing dans le dos, dévié.

   − Attention, la prochaine frappe est dans l’entrejambe…

   Eldan vit Elzear se contracter.

   Il se protégea les parties génitales.

   Trop tard.

   Le jeune homme fut piégé par ses propres paroles, car la frappe n’avait pas été donnée dans l’entrejambe, mais à deux centimètres du nez.

   − Quel idiot ! dit Eldan en se frappant le front.

   − Il n’y a rien de stupide dans ce que tu viens de faire, tu as été mis en garde contre une frappe dans l’entrejambe… par toi-même.

   Enfin, le troisième essai débuta, non concluant, car il ne put finir le premier paragraphe.

   La journée défila en un instant et bien sûr, Elzear n’oublia pas un physique très appuyé à pratiquer durant tout l’après-midi, Eldan termina donc son entraînement dans la souffrance, une douleur que ses muscles tétanisés et ses cuisses en feu ne se privaient pas de lui rappeler à chaque instant.

   S’approchant à grande peine de la bassine d’eau, il se lava soigneusement la nuque, le visage et le torse, puis se massa le corps, mais la douleur n’allait pas s’en aller aussi facilement. Il respira profondément en essayant de se ressaisir, car il s’en était fallu de peu pour qu’il ne s’écroule, à bout de force, et ce n’était pas la première fois qu’il ressentait ça. L’entraînement d’Elzear était d’une intensité difficilement supportable ; il devait puiser au-delà de ses limites, au plus profond de lui-même.

   Eldan décida ensuite de monter Flèche-Noire pour une petite ballade, souhaitant se relaxer et visiter l’île par la même occasion.

   Le cœur ballant, il prit la direction de l’est au petit trop, et vit rapidement la lisière de l’épaisse forêt tropicale qui bordait la colline. Il s’engagea sur un chemin qui longeait les bois, et arriva au pied du mont ; le soleil avait commencé sa longue et impétueuse descente.

   Après une heure de trot, il arriva à Singster, un village ressemblant à Sulleda, lui apparaissant toutefois plus rustique et plus rudimentaire. Il y avait aussi un port qui devait rarement être utilisé, vu l’état délabré du ponton, et non loin de là siégeait une majestueuse statue de Loctal, dieu de l’océan, pourvu en majeure partie d’un corps d’homme. Les tentacules qu’il avait à la place des jambes lui firent rappeler amèrement le Strandale qu’il avait combattu à bord du Sirenie.

   Il partit ensuite au sud-est où il dut franchir quelques ruisseaux qui puisaient leurs sources dans la forêt s’élevant à proximité de l’imposante colline d’Elzear. Il atteignit un autre village nommé Rudielt où il découvrit bon nombre de moulins, s’arrêta près d’un regroupement d’une cinquantaine de citoyens qui semblaient fêter un anniversaire, puis reprit le chemin qui menait au vallonnement.

   L’excursion n’avait que trop duré, il avait donc décidé de rejoindre rapidement la demeure d’Elzear et de ne pas tarder pour le nouveau festin qu’Aména leur réservait.

   Au soir, tous se réunirent pour le repas, et Mornar était aussi excité qu’à la veille, car il avait apparemment revu Silève.

   − Je sors avec elle demain ! dit l’archer qui sautait sur place.

   − C’est bien, dit Eldan. Tu es allé la voir ?

   − Oui, je suis retourné à la taverne. Elle m’a offert une cervoise et nous avons partagé un plat. Nous avons discuté un moment et pour finir je l’ai invité…

   − Et comment vont tes cours d’archer ? demanda Haïdalir en finissant de mâcher son morceau de carotte.

   − Pas trop mal, c’est passionnant. Il y a moins de matériel qu’à Aquira, mais les instructeurs sont tout aussi excellents.

   « J’ai réussi une petite prouesse aujourd’hui, continua-t-il. J’ai été le tireur le plus rapide de l’école. C’était lors d’un exercice de vitesse, le but était de décocher un maximum de flèches dans un intervalle de temps. J’ai écrasé tout le monde, l’instructeur n’en revenait pas ! Ha ! Ha !

   L’archer prit une morce de pain, puis demanda la bouche pleine :

   − Et tchoi… pas trop diffichile ?

   − Je n’en peux plus, j’ai des courbatures sur chaque centimètre de mon corps.

   − Tiens bon…, dit son ami qui réussit à finir sa bouchée.

   − Lalya a en a mis plein la vue à Elzear, aujourd’hui, ajouta Eldan avec un sourire.

   Celle-ci se retourna, tandis que le maître discutait calmement avec sa femme en ne leur prêtant guère d’attention.

   − Tu crois ? demanda-t-elle avec de grands yeux. Je ne faisais que répéter quelques formes.

   − Peut-être, mais ça valait le coup d’œil, souligna-t-il, chacun de tes mouvements était rapide et véritablement précis.

   Il ne disait pas ça pour lui faire plaisir, il pensait réellement ses mots.

   − Merci…, dit-elle simplement en plongeant tendrement son regard dans celui d’Eldan.

   Mornar lui parla ensuite de Silève en lui expliquant qu’elle avait bronzé et qu’elle était encore plus belle qu’avant, mais tout ce qu’il disait entrait par une oreille et ressortait directement par l’autre, tant il était occupé à repenser à ce regard si affectueux que Lalya venait de lui offrir.

   Le repas se termina et ils profitèrent du seul moment de la journée où ils avaient l’occasion de se retrouver et de passer du bon temps ensemble, en oubliant les épreuves qui les attendaient et ce pour quoi Eldan se préparait.

   Quand le sommeil se fit sentir non longtemps plus tard, tout le monde partit se coucher.

   Lalya se réveilla en sursaut, car elle venait de faire un cauchemar − qui devait sûrement avoir un lien avec le massacre de Mirlion. Elle regarda par la fenêtre, nuit noire, puis se recoucha sur le dos, mais l’atmosphère étouffante qui régnait dans la pièce ne lui permit malheureusement pas de trouver le sommeil, il faisait bien trop chaud. En effet, le climat était différent de celui d’Aquira où elle pouvait au moins y dormir dans une certaine fraicheur, alors qu’ici, même la nuit elle avait l’impression d’être en plein soleil ; elle décida de se lever pour boire une gorgée d’eau.

   Arrivée à la cuisine, elle entendit des voix, s’arrêta net en alerte, baissa la tête puis écouta avec plus d’attention. Elle remarqua que le bruit provenait de la chambre d’Elzear et Aména qui était située en face des escaliers.

   − Ton choix est fait, tu sais qu’il doit mourir…, chuchota Aména.

   La phrase lui fit l’effet d’une douche glaciale.

   Sans un bruit, elle s’approcha de leur chambre pour écouter la suite ; Elzear soupira profondément et la voix d’Aména rompit à nouveau le silence :

   − Ça ne sert à rien de l’ignorer, Rha-Zorak et toi ne pouvez…

   Elle stoppa subitement sa phrase, car le plancher venait de craquer. Furieuse, Lalya serra les dents et se déplaça rapidement en direction de la cuisine où elle puisa une louche d’eau dans un grand bidon.

   La porte s’ouvrit, découvrant Elzear, torse nu, sur le qui-vive.

   − Ah, c’est toi ! dit-il, j’ai cru à une intrusion, je ne suis pas habitué à d’autres résidents.

   − Non, ce n’est que moi, fit Lalya. Je suis descendu me rafraîchir, il fait beaucoup trop chaud ici.

   − Je me souviens de mes premiers jours à Sulleda, dit-il avec un sourire, où plutôt de la chaleur qui nous a rendu la vie si difficile, on s’y habitue.

   Après avoir souhaité bonne nuit et bonne chance à Lalya, il retourna se coucher.

   La jeune femme se posa énormément de questions et se sentit subitement en danger, en grand danger ; Rha-Zorak et Elzear conspiraient-ils ensemble ? Et que ne pouvaient-ils faire ? Mais surtout, qui devait mourir ? Elle ne put s’empêcher de penser qu’il s’agissait d’Eldan et en eut mal au ventre. Non ! Elzear était de leur côté, pourquoi les avait-il sauvés des Huttlords dans ce cas ? Pourquoi prendrait-il la peine de former Eldan ?! Il était improbable, voire impossible qu’il conspire avec Rha-Zorak, pourtant cette hypothèse lui en donna des frissons.

   Lalya remonta les escaliers en songeant qu’elle devrait au plus vite en parler à Eldan et Mornar.

   L’entraînement du lendemain se déroula comme le précédent, cependant Eldan ne put avancer dans sa lecture et arriva en début de soirée lessivé, comme d’habitude, en priant pour se faire offrir très prochainement une journée de repos qu’il pensait amplement mériter.

   Mais les résultats étaient là, il sentait naître en lui une armure de musculature qui rendait chacun de ses gestes plus sûr et bien mieux contrôlé qu’avant. Une sensation qu’il commençait à aimer malgré les sacrifices qui en découlaient. Sa posture s’était nettement perfectionnée, son équilibre, ajusté ; cette droiture l’imprégnait tant au niveau physique que psychologique.

   Le maître venait de quitter Eldan qui s’assit quelques instants pour récupérer, puis se releva en essayant de supporter ses fessiers lacérés et ses quadriceps qui s’enflammaient au moindre mouvement.

   Le jeune homme marcha en direction de la bassine qui était placée sur le côté de la maison, puis commença par se masser la nuque, avant se plonger dans l’eau froide ; une toilette complète comme après chaque entraînement.

   Une fois propre, il remit sa braie déchirée, puis regarda son torse qui comportait deux-trois blessures, c’est en redressant la tête qu’il remarqua que Mornar et Lalya venaient d’arriver.

   − Excuse-moi, dit-elle, je ne voulais pas te déranger, mais je dois vous parler en privé. Elzear est à l’intérieur ?

   − Oui, répondit Eldan avant de voir la jeune femme se laisser rapidement distraire par le torse tendu et courbattu qu’il venait de masser.

   − Bien…

   − Mais qu’y a-t-il ?! demanda Mornar. Tu n’avais pas l’air dans ton assiette aujourd’hui…

   Eldan eut une montée amère de nostalgie, car il ne les côtoyait pratiquement plus et avait l’impression de prendre de la distance ; la seule personne qu’il ne quittait pas du matin au soir était Elzear, un expert unique qu’il avait le désagréable sentiment de ne pas connaître du tout.

   − Je ne sais pas si nous sommes en sécurité ici…, ajouta Lalya.

   − Tu rigoles ? fit Mornar. Elzear a tué deux Huttlords à mains nues, je ne vois pas qui d’autre pourrait mieux nous protéger que lui !

   Lalya l’ignora et leur expliqua ce qu’elle avait entendu la nuit précédente.

   − Ce sont bien les mots qu’elle a prononcés, tu es sûre ? demanda Eldan qui ne pouvait y croire.

   − Certaine.

   − Cela ne veut pas dire que nous soyons en danger, dit Mornar. On ne sait pas de qui ils parlaient et surtout, si l’un de nous devait mourir il serait déjà six pieds sous terre depuis longtemps, Elzear nous écraserait les trois comme fétus, ce ne sont pas les occasions qui manquaient.

   − Exactement, concéda Eldan, plus pour se rassurer lui-même. S’il souhaitait notre mort, jamais il ne nous aurait sauvés des Huttlords et jamais il ne me formerait. Elzear est de notre côté.

   − Tu as vu ce dont il est capable ! s’écria Lalya. Je… je n’arrive pas à lui faire confiance, dis-moi, le connais-tu réellement ? Il ne parle jamais de lui… il n’affiche qu’une partie de sa personnalité. Ne me dites pas que vous êtes aveugle à ce point ! Il y a une part de lui qu’il nous cache, et elle peut être extrêmement dangereuse.

   Eldan réfléchit à ces propos et chercha un contre-argument, mais n’en trouva pas. Elle avait raison, aucun d’eux ne connaissait vraiment Elzear et ne pouvait dire pourquoi il les aidait, ni quelles étaient ses relations avec Aquira, ou encore Rha-Zorak…

   Après réflexion, Eldan resta sur sa position et décida qu’il devait apprendre les arts martiaux de cet homme, qu’il soit mystérieux ou complètement fou à lier.

   Ce qu’il lui enseignait fonctionnait.

   − Je comprends que tu puisses douter de lui, dit Eldan, peut-être qu’Elzear nous dissimule une part de sa personnalité, mais il ne cherche pas à nous nuire ; il a aussi été un Haïdalir, je te rappelle, il n’aurait actuellement aucun mal à nous neutraliser et à remettre Zaor à Rha-Zorak ! Il l’aurait déjà fait.

   « Je comprendrai si tu souhaites t’en aller, tu es libre. Je suis navré, mais je continue ma formation ici, cette tâche est la mienne.

   Lalya le regarda tendrement, puis ajouta :

   − Je ne vais pas partir, dit-elle. Ce n’est pas ce je voulais dire, je resterai à tes côtés quoi qu’il arrive. Je m’inquiète seulement. Vous avez peut-être raison, nous n’avons rien à craindre de lui, mais je n’arrive pas à le cerner.

   − Je te l’ai déjà dit, tête de mule, fit Mornar, tant que je respirerai, il te faudra me supporter !

   − Merci, répondit Eldan, j’ai de la chance de vous avoir à mes côtés.

   Sur ordre de Mornar, Eldan dut le conseiller pour son rendez-vous avec Silève et le suivit jusque dans sa chambre.

   Son ami mit des lustres pour choisir entre deux tenues et demandait à tout bout de champ son avis à Eldan qui venait de se vautrer sur son lit.

   − Bon sang, dit le jeune homme en secouant la tête, tu dois vraiment l’aimer, je ne t’ai jamais vu dans un état pareil.

   − Tu crois que je dois lui parler de la fois où nous nous sommes battus contre les Barbares ?

   Eldan se frappa le front.

   − Dis-lui ce que tu veux ça m’est égal, mais ne dévoile rien sur Zaor pour l’instant.

   − En fait, non, je vais passer pour un cinglé.

   Eldan soupira, il en avait déjà assez.

   − Je sais, continua Mornar. La fois où j’ai abattu un Hodraque.

   − Bon, tu as pu élaborer ton discours de baratineur ?

   − Quels baratins ?! C’est entièrement vrai !

   − Tu peux aussi lui parler de la fille avec laquelle tu as couché à Horp, fit Eldan.

   − Ha ! Je vois que tes recommandations n’ont pas changé ! Premièrement, c’est elle qui m’a invité à la rejoindre dans son lit et deuxièmement, elle m’a proposé ouvertement de coucher avec elle ! Tu ne voulais quand même pas que je reste à table comme un idiot ?!

   − Effectivement… Ou tu peux lui parler de celle que tu as embrassée Chez Limouze.

   − Nous allons clore le sujet, merci pour ton aide.

   − C’est bon j’arrête. Sois toi-même, c’est le meilleur conseil que je puisse te donner, et fais-la rire. Car, comme dit le dicton…

   − Femme qui rit, femme au lit ! termina Mornar.

   Ils se regardèrent, puis pouffèrent de rire.

   − Tu sais très bien que tu as toujours été plus à l’aise que moi avec les filles, fit Eldan, je ne sais pas pourquoi tout à coup tu me poses autant de questions.

   − C’est que je n’ai pas envie de me planter…

   Eldan remarqua que Mornar n’avait pas réussi à calmer ses doutes lorsqu’il sortit de la maison, ce qui lui arracha un petit sourire, car il n’était pas habituel de le voir crispé à l’idée de sortir avec une fille, même si la serveuse de Hatteron l’avait toujours séduit.

      Eldan prit donc le repas avec Lalya, Elzear et Aména.

   Haïdalir ne put s’empêcher de poser un autre regard sur Elzear − ce qu’il venait d’apprendre à son sujet en avait changé ses perspectives – et d’avoir une opinion troublée qui se partageait entre la confiance, la méfiance et le respect. En croisant son regard dur comme le métal, il se posa une nouvelle fois la question qui lui trottait dans la tête depuis qu’il l’avait rencontré : avait-il réellement vingt-cinq ans, trente, ou plus ? Encore une interpellation qui le surprit, car il sentait qu’il ne fallait pas le lui demander.

   En fin de soirée, Eldan et Lalya sortirent prendre l’air. Le ciel était inondé d’étoiles et pour une fois, il faisait un peu plus frais que d’habitude, une température rare dans un climat usuellement torride.

   Il y avait assez d’étoiles pour faire rayonner les cheveux de Lalya et éclairer son visage ; doux et limpide comme une eau de rivière.

   − Mornar n’était pas trop insupportable aujourd’hui ? demanda Eldan. Il a tendance à devenir surexcité quand quelque chose l’impatiente.

   − Ça allait, répondit la jeune femme, je dois dire qu’il était plutôt angoissé, à vrai dire…

   − Tant mieux. D’habitude, il est bien trop agité …

   Ils s’assirent sur le banc qui était installé devant la maison et regardèrent les étoiles ; Eldan préféra ne plus parler d’Elzear.

   − Et comment va ton entraînement, tu tiens le coup ? l’interrogea-t-elle.

   − Te répondre par non serait mentir, mais je tiens bon, je ne te cache pas que j’ai mal partout, mais c’est un mal nécessaire…. Enfin je l’espère.

   − Et combien de temps penses-tu rester ici ? demanda-t-elle en le regardant dans les yeux.

   − Je ne sais pas, le temps qu’il faudra, jusqu’à ce qu’Elzear me juge prêt. Et ensuite… je devrai l’affronter.

   Lalya baissa la tête en découvrant une tristesse bien enfouie qui s’empara de son visage.

   − Je pense qu’il serait mieux de retrouver Merino avant de tenter quoi que ce soit, dit-elle.

   − Tu as raison, approuva Eldan, il saura sûrement quoi faire.

   Lalya posa une main sur son épaule et voulut lui adresser la parole, mais son regard se plongea dans une immobilité presque inquiétante ; son don venait de l’interrompre pour la glisser dans un souvenir d’Eldan.

   Le jeune homme remarqua très vite qu’elle s’était plongée à son insu dans une vision dont il devait vraisemblablement en être le sujet, ce qui le mit quelque peu mal à l’aise en songeant qu’un événement de son passé lui était divulgué sans son accord.

   Quand elle reprit connaissance, elle le regarda droit dans les yeux et sembla prête à le prendre dans se bras, mais autre sentiment s’était confondu à son affection apparente, un mélange de joie et… d’angoisse.

   − Ce n’est rien, dit-elle, je t’ai revu combattant le Strandale.

   Il n’en croyait pas un mot, mais ne voulait pas lui dire, peut-être était-ce gênant et elle ne souhaitait pas lui en parler.

   − Tu sais, commença Lalya.

   Elle posa la tête sur son épaule et le jeune homme sentit son cœur battre à tout rompre.

   − Je me suis toujours sentie en sécurité auprès de toi, continua-t-elle, même lorsque nous étions pourchassés… c’est étrange…

   Elle tourna la tête puis le regarda dans les yeux :

   − Merci.

   − Ce n’est pas à toi de dire merci, dit Eldan, c’est à moi.

   Il respira son parfum de lavande qui cette fois s’était mélangé à une douce odeur sucrée et croustillante, comme celle qu’il sentait le dimanche matin au petit-déjeuner. Un délice qu’Eldan rêvait de savourer un jour… et se mit à fantasmer sur elle et sur lui. Ensemble. Mais il se resaisit aussitôt en se raclant la gorge et n’écarta toutefois pas l’envie de la serrer dans ses bras et de humer sa chevelure dorée, ou encore de caresser sa peau plus douce que le miel.

   Un bruit de pas vint interrompre leur discussion ; quelqu’un approchait.

   Ils se mirent automatiquement en alerte, Eldan posant sa main sur le manche de Zaor, prêt à la dégainer, tandis que Lalya s’était levée sans bruit pour aller chercher son épée à l’intérieur.

   Une silhouette connue se dessina dans l’obscurité de la nuit.

   Un sifflotement.

   Eldan reconnut immédiatement Mornar qui rentrait, apparemment d’excellente humeur.

   − Alors, c’est allé ? demanda le jeune homme en soupirant.

   − C’était parfait…, répondit-il. Tout était magique, la soirée, la ballade… je crois que… je crois que je l’aime.

   − Il est tant de le remarquer, ça fait vingt ans que tu l’aimes !

   − Elle m’a embrassé… c’était le meilleur baiser de ma vie.

   − Ne t’attache pas trop à elle, dit Lalya qui venait de refermer la porte et de remarquer qu’elle venait d’aller chercher son épée pour rien, car je te rappelle que nous devrons quitter l’île lorsqu’Eldan sera prêt.

   − Je sais, merci de me rappeler que nous devrons jouer aux moutons et aller nous jeter dans la gueule du loup…, dit-il en baissant la tête, mais je ne pouvais pas l’ignorer, j’ai eu la chance de la voir à nouveau et je n’allais pas la laisser passer, mais bref. À propos, je suis arrivé avec un peu d’avance à mon rencard et j’ai fait la connaissance d’un type plutôt sympa, il m’a proposé de boire un nouveau verre en fin de semaine, Chez Limouze.

   − Ah oui ? Et comment s’appelle-t-il ? demanda Eldan.

  − Etimer.