Là où tu trouveras ta vraie force, tu trouveras le premier souffle d’une nouvelle vie.
Genèse – Recueil des Dix Maîtres
La bataille faisait rage depuis deux longues heures. Les muscles d’Eleamor étaient douloureux et ses bras devenaient de plus en plus lourds. Une morsure sanglante le saisissait depuis les avant-bras jusqu’aux épaules, une plainte, un déchirement, une envie de tout déposer à terre et de se laisser aller. De laisser la mort l’envelopper comme une douce compagne.
Un homme arrivait, une hache à la main, le visage maculé de sang, il hurlait en brandissant son arme comme un condamné. Eleamor pointa sa lame en direction de son adversaire dans un geste précis, réveillant une douleur lancinante qui s’étendait depuis ses lombaires jusqu’à son poignet, un élancement soudain qu’il réussit tout de même à contrôler.
L’homme abattit le tranchant de son engin de mort, mais il était déjà trop tard, son adversaire s’était effacé, comme une ombre. Trop rapidement, trop facilement. Il lâcha sa hache et tomba à genou ; le ventre ouvert. Comment était-ce possible ? Il n’avait rien vu venir. Un fluide sombre se répandit le long de ses mains fermées sur son abdomen et il s’effondra à plat ventre.
Puis ce fut le noir total.
Eleamor garda son épée inclinée vers le bas jusqu’à ce que la dernière goutte de sang s’écoule le long de sa lame. Son heure n’était pas encore venue, il avait bien plus de réserves qu’il ne le pensait.
S’il mourait, la bataille était clairement terminée.
Il ne comptait plus les têtes tomber, ni les corps s’effondrer. Combien de soldats avait-il tués ? Combien étaient des pères de famille ? Voilà des questions qu’il ne se posait plus depuis bien des années, la seule chose qui importait était de diminuer l’effectif de l’ennemi, et surtout de montrer à ses hommes un exemple de résistance sans failles, ou du moins en donner l’apparence.
Malheureusement, il perdit de vue la disposition de son bataillon et leva la tête pour scruter alentour, mais ne put avoir une vision globale de ses soldats. Après avoir analysé les solutions possibles, il revint en arrière pour observer les rangs adverses ; il fallait voir où en était l’ennemi pour donner de nouvelles directives aux premières lignes… un bruit sourd détourna son attention : une épée qui percuta violemment son bouclier.
Il s’agissait d’un géant, armé d’un glaive usé et dégoulinant de sang, ainsi que d’une targe ovale.
Eleamor reconnut Roban Malek :
− C’était une grave erreur de t’approcher autant du pied de la montagne.
− Épargne-moi tes politesses. D’ici, la fin de la journée, tes hommes auront abandonné le premier rempart.
− Tu te trompes, crois-moi.
Eleamor balaya Roban d’un regard sombre, puis continua :
− Tu laisses des brèches grandes ouvertes, et fais-moi confiance, je les exploiterai une par une, jusqu’à ce que toi et ton armée de givrés soyez à genoux.
Un large espace s’était formé entre les deux hommes.
Ils se regardaient dans les yeux et se déplaçaient en cercle, face à face, pareil à deux félins avant de bondir l’un sur l’autre. Le moment était venu pour Eleamor d’affronter le grand chef Barbare.
Il savait que la mort de Roban Malek ferait pencher le sort de la bataille en leur faveur. Leurs ennemis perdraient celui qui les avait tant de fois guidés vers la victoire.
Il se souvint de leur dernier affrontement, le général avait laissé une vilaine balafre sur la joue droite de Roban, qui lui avait en échange lacéré la cuisse sur toute sa longueur. Ils savaient tous les deux que cette fois, ils n’en ressortiraient pas avec une simple blessure.
L’un des deux devait mourir.
Beaucoup de soldats s’étaient arrêtés de combattre et observaient attentivement les deux généraux sans se préoccuper du reste, un duel qu’ils attendaient depuis plusieurs jours et qui devait se dérouler entre les deux hommes.
− Alors, voyons ça ! hurla Roban.
Malgré sa corpulence massive, il chargea Eleamor avec une étonnante rapidité ; celui-ci eut juste le temps de lever son bouclier. La violence de l’impact lui fit perdre l’équilibre, mais il réussit à contre-attaquer d’un tranchant latéral.
Le combat commençait.
Les deux chefs de guerre enchaînaient les coups à une vitesse difficilement perceptible. La formidable puissance dont Roban était doté ébranlait Eleamor à chaque contact, lequel arrivait à tenir le duel malgré la lourde cuirasse qu’il portait.
Après avoir placé une botte très offensive, il para une attaque de Roban avec le revers de sa lame ; le coup était si puissant qu’il vacilla, offrant une opportunité au colosse qui frappa encore une fois à pleines forces, puis une troisième, et une quatrième.
Il perdait du terrain.
La cinquième fut la bonne, Roban toucha le flanc droit d’Eleamor dans une giclée de sang qui s’écoula le long de sa jambière. Le général mit un genou à terre en cherchant sa respiration, car la blessure lui avait brutalement coupé le souffle.
Eleamor vit son glaive lui arriver entre les deux yeux, et dévia l’arme au prix d’un effort prodigieux, qui ne fut toutefois pas suffisant pour éviter la réponse de Roban : un coup de genou au visage.
Eleamor tomba sur le dos, le nez en sang, la vision brouillée. Le temps de réaliser à quel point il était en difficulté, qu’un autre survint depuis le haut, lui obligeant à lever son bouclier pour ne pas finir en charpies ; il découvrit dans cette phase délicate une brèche dans la défense de Roban.
La brèche qu’il attendait depuis le début.
Roban était doté d’une puissance dévastatrice, mais négligeait bien trop sa garde, comme lors de leur dernière rencontre. Une ouverture qui lui serait fatale face à un expert aussi rodé qu’Eleamor.
Puisant dans ses forces, il roula sur le côté pour arriver sur le pied droit du géant, et entendit les os craquer lorsqu’il trancha l’articulation de sa cheville. Roban poussa un cri effroyable et abattit son glaive dans un geste de désespoir, une tentative sans réussite ; Eleamor venait d’enfoncer sa lame entre ses côtes. Il la retira d’un coup sec et concentra son énergie dans ultime effort pour décapiter l’homme qui avait déclenché cette guerre.
Il regarda la tête rouler à terre dans un souffle de douleur, puis la brandit devant les lignes adverses pour leur faire comprendre qu’ils devraient marcher sur son cadavre s’ils voulaient s’emparer de la cité.
Il entendit ses soldats pousser des cris de victoire à lui en faire exploser les tympans, alors qu’une incertitude flagrante se lisait sur les visages adverses.
Il en profita pour se retirer en jetant vulgairement la tête de Roban Malek aux pieds des Barbares, une provocation qui eut l’effet espéré : une charge soudaine et désorganisée.
Une énergie bouillonnante l’envahit comme une décharge électrique, comme une force destructrice qu’il devait évacuer ; ses blessures avaient rejoint le domaine de l’ignorance.
Il fallait vite trouver un moyen de prendre l’avantage sur la bataille, car l’occasion se présentait.
Arrivé devant les remparts, il jeta un coup d’œil en arrière et gravit les escaliers en enjambant quelques cadavres.
Devant les meurtrières, les archers tiraient sans répit, jusqu’à l’épuisement total, mais ils tenaient bon malgré l’assaut qu’ils étaient en train de subir. En passant, il leur glissa quelques mots d’encouragement qui n’eurent malheureusement que très peu d’effets.
Il était temps d’en finir.
Eleamor observa les deux armées de son œil de lynx. Les hommes de Roban Malek étaient dispersés, en proie à une anarchie totale. Ils s’étaient lancés corps et âme dans la bataille après la mort de leur meneur sans se soucier d’une position stratégique, il vit donc immédiatement d’énormes incohérences dans la disposition ennemie ; il savait comment prendre l’avantage.
Dévalant les escaliers comme un boulet de canon, il se plongea à nouveau dans le carnage en oubliant ses blessures, un plan solidement ancré en tête.
Il se dirigea vers un soldat de première ligne :
− Poussez l’ennemi au centre ! Dites à tout le monde de progresser sur les côtés, ils se sont mis dans un traquenard !
Le soldat transmit le message, alors qu’Eleamor fit de même en informant son capitaine.
− Poussez-les au centre ! Au centre ! Déplacez-vous sur les côtés ! Ils sont arrivés trop près de nos remparts !
Ses ordres se propagèrent comme une traînée de poudre, amorçant à la perfection un plan qui allait judicieusement se mettre en place et clore définitivement ce calvaire.
Après une heure de lutte acharnée, ses hommes avaient complètement encerclé l’armée Barbare, ou du moins ce qu’il en restait. Eleamor en profita donc pour se tourner vers les remparts et leva le bras à l’intention des archers.
− ARCHERS ! hurla-t-il à s’en faire exploser les poumons.
Quand il eut attiré toute leur attention, il se retourna et baissa le bras d’un mouvement décisif.
Une nuée de flèches fusa vers l’armée ennemie à présent regroupée au centre des Terres Brûlées, où des dizaines de Barbares s’effondrèrent alors qu’Eleamor exécutait ceux qui tentaient de percer le cercle formé par ses soldats.
Il se tourna vers son capitaine :
– Les Barbares sont bientôt hors de combat. Partez aux nouvelles de l’autre front, je veux savoir si Haïdalir est toujours vivant. Nous aurons besoin de lui.
…
− Eldan ! C’est qui le plus fort ?! Regarde où s’est fichée ma flèche, en plein centre ! s’écria Mornar avec un sourire jusqu’aux oreilles.