Melinir Tome 1 - Chapitre 21 - Au revoir

Chapitre 21 – Au revoir

Le moment où vous remarquez à quel point une personne vous est chère, c’est quand elle n’est plus là.

Mémoires – Merino Dubir, Membre du Conseil d’Aquira
Melinir Tome 1 - Chapitre 21 - Au revoir

   Lalya revint à elle, le cœur battant. C’était la première fois qu’elle le voyait, et la première fois qu’elle avait une vision aussi claire. Elle avait du mal à réaliser que ce qu’elle avait vu s’était pourtant bien passé, comment pouvait-on en arriver là ? Cela la dépassait.

   Elle repensa à cette femme, qui habitait dans cette maison autrefois, et à son tragique destin.

   Mais elle venait surtout d’apprendre une information capitale, une information qu’elle était peut-être la seule à détenir. Rha-Zorak puisait son pouvoir et sa force dans un médaillon ; elle l’avait vu, et intimement ressenti.

   Après s’être remise de son voyage, elle se laissa glisser peu à peu dans le sommeil, bien que celui-ci ne fut pas facile à trouver.

   Étant encore plongée dans un sommeil profond, elle eut grand mal à ouvrir les yeux lorsque Mornar la réveilla au matin. Après avoir rangé les couvertures, elle s’étira légèrement le dos, car dormir à même le sol n’était pas encore dans ses habitudes.

   Aucun des trois n’avait le moral, surtout lorsqu’ils revirent avec un certain haut-le-cœur le corps de Nordal.

   Sans plus attendre, Lalya les informa de sa vision.

   − Il s’est passé quelque chose cette nuit.

   Elle vit que ses deux compagnons s’étaient subitement tournés vers elle et la regardaient d’un œil inquiet, mais elle ne les fit pas plus attendre.

   − J’ai eu une vision. La plus longue qui ne m’est jamais arrivée : j’ai vu comment ce village a été détruit et réduit en cendres.

   La jeune femme leur raconta en détail comment Rha-Zorak était venu pour exécuter Dervin et pourquoi il avait décidé de brûler Mirlion, sans omettre son altercation avec l’épouse du malheureux, un conflit qui était peut-être à l’origine de la Région des Tempêtes. Mais le sujet le plus important qu’elle se pressa d’aborder, était qu’il puisait son pouvoir dans un médaillon qu’il attachait au-devant de son plastron.

   − Tes visions sont un don du ciel, dit Mornar.

   − Si tu avais vu et ressenti ce qui s’est passé ici, tu ne dirais pas ça, rétorqua-t-elle.

   Eldan les interrompit :

   − L’essentiel est que nous ayons appris une information capitale. Il puise sa force dans un médaillon qu’il a peur de perdre, et qui représente la totalité de son pouvoir.

   – Zaor doit pouvoir le détruire, dit Mornar.

   − Il y a des chances, acquiesça Lalya, pensive.

   − Même si le médaillon est détruit, il faut encore pouvoir le tuer, lui.

   − Rha-Zorak craint Zaor, ajouta Lalya. Pourquoi, parce qu’elle représente la seule faille à son invulnérabilité.

   Eldan soupira, espérant retrouver ledit homme à Sulleda, car la tâche ne lui plaisait pas spécialement.

   − Et si le Haïdalir que nous recherchons ne souhaite pas la récupérer ? fit Mornar.

   − Il acceptera, dit sèchement Eldan. Deux hommes sont morts pour que nous puissions lui remettre son épée… Il doit accepter.

   − Et dans le pire des cas, tu sais que tu pourras compter sur nous, mon vieux, dit Mornar en lui posant une main sur l’épaule.

   Lalya observa l’archer avec un regard reconnaissant, puis se tourna vers Eldan :

   − Nous ne te laisserons pas tomber, ne t’inquiète pas.

   − Merci.

   Ne cherchant pas à rester plus longtemps, ils finirent de ranger leurs affaires et se préparèrent à affronter la tempête.

   Sentant son bras encore enflé et douloureux, Eldan hésita à appliquer du PurCiel, mais décida de garder le liquide pour des blessures plus graves, car bien qu’il ne puisse plus porter son épée à deux mains, il pouvait toujours la manipuler d’une seule.

   Avant de partir, Eldan et Mornar hissèrent le corps de Nordal sur Caduc et l’attachèrent fermement avec une corde.

   À contrecœur, ils s’aventurèrent à nouveau dans la tempête où le vent, sans pitié, soufflait aussi fort que la veille, tandis que la pluie les avait épargnés, pour leur plus grand contentement.

   Chacun d’un côté, Eldan et Mornar guidaient Caduc pour veiller à ce que le corps ne se perde pas en route, car la traversée leur était difficile ; un épais brouillard les encerclait depuis qu’ils étaient à l’air libre et le tonnerre grondait fréquemment.

   La composition du terrain était de loin le plus désagréable à supporter, surtout pour leurs montures ; c’était un mélange de boue, de flaques d’eau, de trous irréguliers et de murets à moitié démolis, sans compter les jets lumineux qui inondaient le ciel, leur annonçant que la foudre pouvait s’abattre à tout moment.

   Les bourrasques étaient parfois si fortes que leurs chevaux déviaient littéralement vers le nord-ouest, mais ils rectifiaient sans trop de peine cette difficulté en s’orientant vers le sud, espérant quitter au plus vite cette désolation. Encore fallait-il qu’aucun Huttlord ne les accueille à terrain découvert.

   Eldan regardait devant lui, les yeux plissés, et vit une ombre noire passer près d’eux comme un courant d’air. Il ne put savoir de quoi il s’agissait, car le spectre avait bougé beaucoup trop vite.

   Il l’aperçut encore une fois cent mètres plus loin, et se retourna ensuite pour voir si Lalya les suivait, car elle avançait péniblement derrière eux, luttant pour ne pas recevoir de plein fouet ses propres cheveux qui claquaient à tout va.

   Eldan regarda à nouveau devant lui en espérant pouvoir reconnaître quelles étaient ces ombres noires, priant pour ne pas devoir se défendre dans ces conditions, car il ne pouvait pas se battre au milieu d’une tempête avec un bras blessé.

   Heureusement, au bout d’une heure, le vent s’atténua quelque peu. Eldan jeta un œil vers le ciel et vit que les nuages devenaient de plus en plus clairs et surtout moins denses ; ils s’éloignaient du cœur du cyclone.

   Au fil de leur avancement, le jeune homme sentait Flèche-Noire se crisper, comme si quelque chose l’effrayait. Eldan songea immédiatement à ces ombres noires qu’il avait vues tout à l’heure ; elles ne devaient pas être loin, car sa jument gesticulait nerveusement depuis quelques minutes.

   Flèche-Noire se cabra violemment, projetant son cavalier à terre, lequel se releva instantanément en observant prudemment les environs ; il se passait quelque chose d’anormal.

   Mornar luttait pour retenir Caduc et Mandoline qui s’agitaient de plus en plus, comme Lalya qui contrôlait avec peine son grand étalon.

   Eldan s’approcha de Flèche-Noire et sentit une présence lui resserrer le ventre. Alerté, il dégaina Zaor dans un geste brusque qui eut pour effet de diminuer l’étau qui lui comprimait la cage thoracique. Au même instant, ce qu’il pensait être l’ombre de toute à l’heure prit une forme perceptible, ressemblant à un fantôme, avec des contours sombres et translucides qui se transformaient en permanence.

   Le spectre s’avança vers Flèche-Noire.

   Le jeune homme devait réagir.

   Il abattit Zaor et sentit le tranchant de sa lame s’enfoncer dans une matière consistante et pourtant transparente. Un cri en ressortit, aigu, perçant, comme une plainte ; la créature se transforma en poussière pour s’envoler dans le vent.

   Eldan remonta sur sa jument devant ses deux amis qui s’étaient avancés vers lui, et vit qu’aucun d’eux n’avait remarqué le fantôme. Quoi qu’il en soit, les fréquentes bourrasques leur coupaient la possibilité de dialoguer convenablement et Eldan leur fit signe d’accélérer, afin de sortir au plus vite de ce chaos.

   Après cinq heures de dur voyage, ils arrivèrent aux confins de la tempête qui s’étendait sur plus de deux-cents mètres, pour laisser place à une vaste plaine ensoleillée, où le vent y soufflait prudemment en leur caressant gentiment le visage. Chacun observa attentivement les alentours, mais heureusement pour eux, aucun Huttlord ne les attendait ; peut-être avaient-ils perdu leurs traces ?

   Eldan resta encore une fois sidéré par le changement de climat, car en l’espace de quelques dizaines de mètres, ils étaient passés du brouillard au soleil tapant.

   − J’ai cru que nous n’allions jamais sortir ! beugla Mornar qui semblait épuisé.

   − Imagine combien c’était dur pour moi ! lâcha Lalya, en recentrant sa selle qui avait subi les dommages du vent.

   − Avez-vous vu ces ombres ? les interrompit Eldan.

   − Non, répondit son ami. Mais qu’est-ce qui t’a pris tout à l’heure ? Tu voulais découper ton cheval ?! Si tu ne veux plus de Flèche-Noire, je veux bien la…

   − Ce n’était pas mon cheval que j’attaquais, idiot ! Mais ce qui l’a fait ruer : une sorte d’ombre noire. Elle m’a ensuite ceinturé le corps et s’est dirigée vers Flèche-Noire lorsque j’ai dégainé Zaor. Vous n’avez pas entendu ce hurlement strident ?

   − Si… c’était ça ? demanda la jeune femme. Mais je n’ai rien vu.

   Elle réfléchit un instant, puis se souvint d’une anecdote qu’on lui avait dite :

   − Nordal connaissait bien l’histoire de cette région, il m’a expliqué un jour que des fantômes hantaient ce lieu. On les appelle les Mirlombres… des âmes piégées par la tempête permanente.

   Eldan grimaça en repensant à l’étrange sensation qui l’avait envahi lorsqu’il s’était fait ceinturer, mais chassa ces pensées de la tête avant d’ajouter :

   − Bref, nous devons avancer. En continuant tout droit, nous atteindrons la Forêt des Penseurs aujourd’hui. Je vous propose d’enterrer Nordal à la lisière, puis de longer les bois direction sud. Ensuite, il nous restera à traverser le plateau austral jusqu’à Horp.

   Ses deux amis acquiescèrent sans proposer d’autres solutions, car c’était globalement ce qui avait été planifié avant leur départ d’Aquira. Tous trois profitèrent donc d’accélérer la cadence avec un souffle de soulagement en se sentant enfin libre d’avancer sans se faire secouer tous les deux mètres.

   La forêt se rapprochait déjà.

   Ils l’atteignirent en fin de journée. Celle-ci émanait une ambiance envoûtante, trouva le jeune homme, à coup sûr la plus belle qu’il eut contemplée. Les arbres y étaient gigantesques, et beaucoup esquissaient des contours plus qu’étranges comme les grands pins qui s’étendaient dans les profondeurs, avec des érables, des tilleuls et des ifs. Il était impossible de définir la totalité des feuillus qui se dessinaient devant eux, avec des centaines de couleurs rayonnant dans l’écharpe émeraude qui ondoyait à la surface de la végétation.

   Eldan sentit qu’elle émanait un curieux pouvoir, un certain charme. Une envie d’y pénétrer. Il savait aussi que d’étonnantes créatures y vivaient, mais la beauté de ces bois prenait le dessus sur le danger possible qui pouvait y régner. Beaucoup de troncs étaient courbés au point de presque toucher sol et Eldan distingua dans les profondeurs des bois une grande agitation parmi les séquoias qui dominaient les autres feuillus.

   Il dut détourner le regard pour ne plus s’émerveiller devant ce spectacle ni pour se questionner sur les différentes étrangetés du décor, et comprit pourquoi on la nommait : Forêt des Penseurs.

   − Je pense que la tombe de Nordal se doit d’être ici, il y sera bien…, décida Lalya.

   Ils commencèrent à creuser avec les moyens du bord, s’aidant d’épées et de bouts de bois, et purent ainsi faire un trou assez profond pour enfouir leur ami. Eldan et Mornar déposèrent Nordal dans sa tombe, puis accrochèrent son arc à une croix en bois qu’ils avaient confectionnée ; une autre fut plantée à côté, en l’honneur et souvenir de Shake.

   Eldan, Mornar et Lalya faisaient face aux deux sépultures, sans un mot, ils se recueillaient simplement, en silence, dégoûté par le sort que leurs deux compagnons avaient subi.

   Ils s’étaient sacrifiés pour eux.

   Mornar balançait la tête de gauche à droite, écœuré ; il venait à peine de les rencontrer et devait déjà les quitter.

   − Adieu les gars… merci…, murmura l’archer.

   − Merci… vous ne serez pas mort en vain, promit Eldan. Ils payeront, je vous le jure qu’ils le payeront…

   Le jeune homme serra le pommeau de son épée avec tant de haine qu’il en oublia la douleur à son coude.

   − Je ne vous oublierai jamais, merci… merci pour tout…, souffla-t-elle. Je m’excuse Nordal. Ton cœur était en or et je… je l’ai bien trop ignoré. Repose-toi maintenant (sa voix tressaillit).

   « Shake, ton caractère nous manquera. Toi qui ne te laissais jamais dérouté, une véritable force de la nature. Tu nous as quittés aussi bien trop tôt… Reposez en paix tous les deux… Au revoir.

   Une larme venait de couler sur son visage ; Eldan avait lui aussi du mal à retenir les siennes.