Il y a dans cette forêt quelque chose de plus grand et de plus terrifiant que tout ce que nous avons déjà vu.
Serdar Balnert – Conseiller au Gouverneur de Nimendal
Après les douloureux adieux, ils décidèrent de s’éloigner des tombes et de passer la nuit à un kilomètre au sud, toujours à l’orée de la forêt. Lalya ne s’était pas montrée plus bavarde depuis l’enterrement de Nordal et Shake, car elle avait apparemment du mal à accepter que ses deux compagnons de longue date, qu’elle considérait comme des protecteurs, se fussent fait massacrer.
La nuit tombée, ils préparèrent un petit feu et s’installèrent en discutant calmement ; ils réfléchissaient au moyen le plus sûr d’atteindre Horp, mais un obstacle apparaissait : trouver une solution pour naviguer jusqu’à Sulleda, car les cartes et les passes pour prendre le bateau étaient restés dans le sac de Shake.
− Les voyages maritimes sont très chers, dit Eldan. Nous ne pourrons pas dilapider tout notre argent pour traverser le bras de mer.
− Nos réserves seront suffisantes pour le financer, affirma la jeune femme. Merino s’est arrangé pour puiser dans les caisses du Conseil d’Aquira, et nous nous étions réparti l’argent entre Shake, Nordal et moi-même. J’ai récupéré la part de Nordal hier soir.
− Bien, dit Eldan. Combien as-tu ?
− Six cents Pylas.
− Ce sera suffisant pour l’aller-retour, mais nous ne savons pas combien de temps nous devrons rester à Sulleda, il nous faudra donc essayer de trouver un autre moyen, meilleur marché.
− Nous trouverons une solution, les rassura Mornar. Nous nous en sommes toujours tirés.
− Mais à quel prix ? répondit-il.
− Il fallait s’y attendre, ce voyage n’allait pas être une balade de plaisance. Nous avons perdu Nordal et Shake, mais il ne faut pas non plus baisser les bras et se laisser abattre.
– Ils étaient pourtant bien plus aptes que nous à diriger ce voyage, et surtout plus expérimentés, lâcha Lalya avec dépit.
– Ils étaient coriaces, fit Mornar, mais nous, nous serons invincibles.
Il donna une tape sur l’épaule d’Eldan qui sentit que l’archer cherchait à détendre l’atmosphère, mais le moment était vraiment mal choisi, car ils n’avaient pas du tout cœur à sourire.
Lalya le fusilla du regard, blessée par l’insouciance des paroles de Mornar :
− Invincibles ?! C’est tout ce que tu trouves à dire ?! Nous venons de les abandonner à leur mort, de les laisser se sacrifier pour nous, et toi tu nous trouves invincibles ?!
Eldan ajouta :
− Tu vas t’y habituer, Mornar a une fâcheuse tendance à tout prendre à la légère.
− Crois-tu que la mort de Nordal et Shake ne m’affecte pas ?! s’écria son ami.
− Alors, fais preuve d’un peu de retenue pour une fois ! siffla Eldan.
− Je connaissais davantage Nordal que toi, je te rappelle ! continua Mornar, leur mort me touche autant que vous, mais cela ne sert à rien de se morfondre sur…
− Tais-toi ! Ils sont morts pour nous sauver la vie ! vociféra Lalya, tu parles d’eux comme s’ils étaient simplement rentrés chez eux ! Comment peux-tu parler avec autant d’indifférence ?!
− Que je me taise ?! Lequel de nous trois s’est retourné pour les aider lorsqu’ils les affrontaient ! Lequel de nous trois a abattu un Hodraque pour sauver Nordal ? Je vous rappelle qu’aucun de vous n’a bougé !
Ces paroles eurent l’effet d’un coup de poignard sur la jeune femme qui ne put retenir des larmes de rage.
− Nous voulions les aider ! Mais nous serions peut-être tous morts si nous les avions combattus ! Tais-toi maintenant ! Tu sais très bien que nous ne pouvions pas retourner à leurs côtés. FERME-LA !
− Calmez-vous, ce qui est fait est fait, on ne peut plus rien y faire maintenant ! dit Eldan en essayant de tempérer la rage de ses deux amis.
− Épargne-moi tes bonnes grâces, Eldan ! rétorqua Mornar. En temps normal, tu aurais été de mon côté, mais là, tu lui lèches les bottes et défends chacune de ses crises d’humeur comme un petit chien bien dressé !
Eldan s’avança vers son ami en le fixant d’un regard noir, hors de lui. Pourquoi se comportait-il ainsi ?
− Ne prends pas cet air supérieur ! continua l’archer, piqué à vif, ta capacité à porter Zaor ne te rend pas meilleur que les autres.
− Tu as meilleur temps de partir si tu penses réellement à des choses pareilles.
Mornar s’approcha d’Eldan, à quelques centimètres de lui, en le regardant dans les yeux avec une rage bouillonnante, mais le jeune homme ne céda pas sous la pression.
− Je vais aller me coucher, je ne veux plus vous voir, dit l’archer en reculant, après avoir perçu une étrange lueur de férocité dans les yeux d’Eldan.
Il se retourna brusquement et partit s’installer sous sa couverture.
Eldan se sentait mal, il ne voulait pas perdre à nouveau quelqu’un, mais l’attitude de Mornar le dépassait. Il avait envie de lui coller une droite, mais se força à retrouver son calme, car la fatigue et la tristesse avaient sûrement dû jouer leur rôle. Le jeune homme se raidit lorsqu’il regarda Lalya qui venait de relâcher le manche de son épée. « Nous n’allons tout de même pas commencer à nous entretuer ? », se dit-il avec dépit.
− Nous ferions mieux de nous coucher, nous aurons les idées plus claires demain matin.
− Je l’espère.
Elle se leva gentiment, puis essuya ses larmes d’un revers de manche.
« Mornar regrettera son attitude demain », songea-t-il.
Eldan aurait voulu passer toute la nuit auprès d’elle, à contempler le feu, à essayer de la réconforter, car malgré la tristesse qui s’était emparée de sa gaieté habituelle, elle était toujours aussi belle. Il désirait la serrer dans ses bras, sentir le parfum de ses cheveux, mais la situation ne le permettait ; l’ambiance délaissée par Mornar avait clos le reste de la soirée.
Haïdalir éteignit le feu et chacun se coucha.
…
Eldan fut réveillé par les premiers rayons du soleil et par du bois crépitait. Il s’assit et ouvrit peu à peu les yeux avant de remarquer que Mornar était déjà levé et grillait quelque chose.
Guidé par une agréable odeur sucrée, le jeune homme ôta sa couverture et s’avança près de son ami en espérant ne pas être confronté à la même déflagration de colère que la nuit précédente.
− Salut, dit Eldan.
− Salut. Écoute… je suis désolé pour hier soir… j’étais fatigué, et j’ai un peu perdu la boule. Je…
− Oublions ça.
− D’accord…
Mornar esquissa ce sourire qu’Eldan connaissait par cœur, un sourire qui demandait pardon :
− J’ai grillé des pommes pour le petit-déjeuner, tu en veux ? Lalya en a déjà dévoré une.
Eldan se sentit soulagé, il venait de retrouver « le Mornar qu’il connaissait », et apparemment Lalya lui avait aussi pardonné.
− Où est-elle ? demanda le jeune homme.
− Elle se lave, j’ai trouvé un petit point d’eau non loin de là, dans la forêt, c’est magnifique, tu verras.
− Bien ! Je vais en goûter une en attendant.
Eldan commença à déguster un petit-déjeuner succulent ; le temps de cuisson de la pomme était exact, Mornar s’était visiblement appliqué à leur offrir un bon petit casse-croûte.
Lalya les rejoint peu de temps après et en profita pour aiguiser sa lame. Elle avait les cheveux mouillés et semblait rayonnante, ou en tout cas plus que la veille ; une bonne nuit de sommeil les avait tous changés.
Après s’être rassasié, Eldan s’aventura dans l’épaisse forêt et n’eut aucun mal à trouver le point d’eau.
Le recoin était effectivement somptueux, avec une impressionnante cascade qui le gratifia d’une mélodie apaisante, et des saules lui offrant une accueillante odeur de verdure qui se lova dans ses narines. De la mousse s’égarait sur quelques rochers à côté de plusieurs papillons qui voletaient autour d’un jeune buddléia.
Eldan se lava comme il put, profitant de la fraîcheur de l’eau pour se réveiller convenablement.
Sa toilette fut brève, car l’eau lui semblait de plus en plus froide, même gelée en fait ; il se hâta donc de rejoindre Mornar et Lalya.
Les rayons du soleil avaient percé les quelques nuages noirs qui persistaient au-dessus de la Région des Tempêtes pour leur souhaiter une bonne et agréable journée.
Oscillant entre le trot et le galop, les trois jeunes cavaliers voyageaient le long de la forêt en prenant le temps d’attendre Mornar qui tenait Caduc par les rennes – car ils ne pouvaient pas abandonner le cheval de Nordal dans des contrées aussi sauvages.
L’archer avait insisté pour s’occuper de l’étalon jusqu’à lui trouver un nouveau propriétaire.
Soudainement, le sol se mit à vibrer en émettant d’étranges bourdonnements, couplé d’un bruit de galop qui les avertissait d’une présence à l’est.
− Des Barbares du Nord ! cria Mornar.
− Réfugions-nous dans la forêt, les pressa Lalya.
L’armée, composée d’une trentaine de guerriers galopaient probablement en direction de Fort Rha-Zorak, mais heureusement pour eux, ils ne semblaient pas les avoir vus.
− C’est la deuxième troupe de Barbares que nous croisons, dit Eldan.
− Ils rejoignent sa forteresse, fit Lalya. Ça n’annonce rien de bon.
Les Barbares disparurent rapidement de l’horizon, mais un second bruit les interpella aussitôt, avec un tremblement sourd qui survint de la forêt.
Boom ! Boom !
Un arbre s’abattit à quelques mètres d’Eldan.
Boom ! Boom !
Un cri rauque − semblable à un long déchirement − retentit à proximité.
Un buisson fut déraciné.
Boom ! Boom !
Le son était d’une lourdeur exceptionnelle, et bien trop fort pour un animal de taille normale.
Eldan se retourna en direction du fracas : qu’est-ce qui pouvait causer un tel vacarme ? Les impacts sonores devaient effectivement être des pas, mais ils n’étaient pas rassurants du tout.
Boom ! Boom !
Une créature surgit entre deux arbres : elle mesurait bien dix mètres de haut, battit comme un homme, et bien que ses vêtements soient rudimentaires, sa tête, haute d’un mètre, était ronde et bosselée, avec de simples trous à la place du nez et une peau étrangement brune. Sa mâchoire était avancée, divulguant de grandes dents irrégulières qui pouvaient les croquer comme des amuse-gueules.
Le monstre sembla démuni d’agressivité lorsqu’il leur adressa la parole :
− Vous ! Que faire dans forêt ?
Eldan prit son courage à deux mains pour répondre à la créature :
− Nous nous réfugions, mais nous la quitterons tout bientôt.
− Moi pas voir intention néfaste dans vos petits yeux !
Ses bras monstrueux se détendirent, ce qui les rassura, car il aurait pu d’une simple poignée de main les écraser aussi facilement que des brindilles.
− Mais qui êtes-vous ? demanda Mornar.
Lalya le regarda avec de grands yeux, comme s’il venait de dire une bourde.
La créature éclata d’un rire tonitruant qui les fit presque trembler :
− Toi avoir jamais entendu parler de nous ?! HA ! HA ! HA !
L’archer se sentit ridicule en voyant le monstre éclater de rire pareillement.
− Moi être Titan de Zigmar ! Titans habiter dans forêt. Nous protéger forêt !
− D’accord, dit Mornar. Nous quitter forêt, alors… enfin, nous allons quitter la forêt.
Le Titan sourit :
− Bonne idée, avant que moi avoir envie de manger humain, car Buldamir avoir faim ! HA ! HA !
Eldan se tourna vers ses amis.
− Je crois que nous ferions mieux de retourner en plaine.
− Je suis entièrement d’accord avec toi ! dit son ami qui contemplait le Titan, je n’ai pas spécialement envie de finir déchiqueté entre ses dents.
Lalya ne se fit pas attendre pour quitter rapidement les lieux.
− Adieu ! Petits humains ! HA ! HA ! HA !
Eldan et Mornar détalèrent pour la rejoindre.
Elle se tourna vers l’archer :
− Tu n’avais jamais entendu parler des Titans de Zigmar ?!
Eldan, qui était aussi surpris que son ami, lui avoua :
− J’avais déjà lu des ouvrages qui les mentionnaient, mais je ne savais pas qu’ils ressemblaient à ça ! Ils sont monstrueux !
Lalya le regarda avec des yeux écarquillés :
− Votre village est aussi reculé que ça ?
− On te l’avait dit.
− Les Titans habitent et protègent la forêt depuis la nuit des temps, continua-t-elle plus sérieusement. Ils ne craignent personne et ne se prêtent à aucun conflit, ils n’ont aucun parti et vivent pour eux-mêmes, mais mieux vaut ne pas les approcher…
− J’avais remarqué, dit Mornar en scrutant la plaine.
Eldan ajouta :
− Bon, continuons. Prochaine étape : Horp.
Ils longèrent la forêt en gardant un œil sur le nord, mais les Huttlords semblaient définitivement avoir perdu leur trace, alors que la Région des Tempêtes aussi incommode qu’elle leur avait été, s’était révélé d’un grand secours contre ces créatures, comme l’avait prévu Shake.
Ils entendaient de temps à autre d’étranges bruits provenant de la Forêt des Penseurs, comme des rugissements qui résonnaient du fin fond des bois, avec des cris si lointains qu’ils ne pouvaient dire s’il venait de tigres ou de Titans, ou encore de créatures dont ils ignoraient l’existence.
Ils s’arrêtèrent près de foyards gigantesques qui valsaient sous l’impulsion du vent, et prirent une pause bien méritée, puis mangèrent léger pour préserver leurs provisions.