Melinir Tome 1 - Chapitre 40 - Le jugement du tigre

Chapitre 40 – Le jugement du tigre

Le voyage intérieur est bien plus long et périlleux que tous ceux qui peuvent être effectués sur la terre ferme.

Notes personnelles – Elzear Semenral
Melinir Tome 1 - Chapitre 40 - Le jugement du tigre

   Encore une journée passa, et le jeune homme restait inapaisé. Les heures d’entraînement ne pouvaient combler cette honte qui l’envahissait. Était-ce comme ça qu’il prouvait sa valeur à ses amis et à Elzear ? Rechercher avec acharnement une certaine pureté d’esprit pour en arriver là ? Non, il devait se recentrer.

   Sur cette idée, il se leva plus tôt que d’habitude, un projet bien en tête. Il sortit de son lit, s’habilla en vitesse, prit Zaor et se pourvut de quelques provisions. Heureusement, Elzear n’était pas encore réveillé, il put donc se rendre en cuisine sans risques. Il saisit une feuille et un crayon :

   Je pars quelques jours, je dois accomplir quelque chose de personnel. Ne vous inquiétez pas.
Eldan

   Il posa la lettre sur la table, puis sortit de la maison, déterminé. Il prit la direction de l’est en regardant longuement Sulleda.

   Il espérait que ses amis ne se soucieraient pas de son départ et n’essayeraient pas de le rechercher. Il eut un pincement au cœur envers Lalya, avec qui il venait juste de se réconcilier, et Mornar, envers qui il se confiait toujours ; lui qui n’avait jamais hésité à le suivre dans les moments les plus difficiles. Mais il savait que cette tâche, il devait l’accomplir seul.

   Il regarda à nouveau Sulleda, puis partit en direction du sud, s’engageant plus loin sur la colline, à la recherche du tigre.

   Serhak serait son pardon.

   Il voulait réussir à se contrôler, à devenir maître de lui-même, et l’approche du tigre était indispensable. L’exercice pouvait paraître inutile, mais était primordial pour un meilleur contrôle de soi.

   Il continua à marcher, perdu dans ses pensées, se concentrant sur lui-même, sur son calme intérieur, sa force. Chaque pas était un nouvel apprentissage. Chaque pas lui offrait une nouvelle compréhension de lui-même.

   Il devait consacrer du temps à se parfaire personnellement. À aiguiser son esprit.

   Il savait qu’Elzear comprendrait son choix ; du moins sa quête envers Serhak, pas son mystérieux départ.

   Après une longue marche, il atteint la lisière de la massive forêt − où il avait rencontré le tigre pour la première fois. Ne sachant siffler comme Elzear, il s’engouffra lentement dans un espace restreint d’humidité et de végétation oppressante, en espérant retrouver le félin le plus rapidement possible.

   À partir de maintenant, il devait rester très prudent, car un tigre n’était pas un animal de compagnie et il pouvait y laisser la vie. Zaor étant son seul moyen de maintenir le félin à distance, il devait toujours l’avoir sur lui.

   « Il faut apprendre à ne dégager aucune peur, aucune agressivité, sinon il le ressentira. »

   Eldan devait absolument maîtriser ses sentiments, ainsi que les émotions qu’il dégageait.

   La densité de la végétation coupait l’arrivée de lumière, rendant la forêt encore plus sombre et plus dangereuse qu’elle ne l’était déjà. Il devait observer tout ce qui l’entourait en restant très vigilant, car il ne pouvait se permettre la moindre erreur en sachant qu’un mangeur d’hommes pouvait le trouver avant lui.

   La douce fraîcheur de la lisière laissa place à une atmosphère tropicale : lourde et humide.

   Après deux-cents mètres de marche, il suait à grandes gouttes et écartait continuellement des fougères pour progresser convenablement. Il découvrit de nombreuses plantes qui d’habitude ne vivaient pas dans le Nord de Melinir, dont la plupart étaient constituées de feuilles à fines nervures mesurant la moitié de sa taille.

   Il continuait d’avancer.

   Elzear relut une fois le message, posa le papier sur la table, puis regarda Mornar et Lalya directement dans les yeux :

   − Êtes-vous certains qu’il ne vous a rien dit ?

   − Certains, répondit Mornar.

   − Il ne m’a rien dit non plus, ajouta Lalya.

   Le maître distingua chez Mornar une profonde incompréhension ; il paraissait troublé et recherchait une réponse qu’Elzear ne pouvait lui apporter.

   Lalya, en revanche, dégageait une attitude méfiante et distante, car elle avait compris depuis bien longtemps qu’il n’avait jamais été totalement honnête envers eux. Le maître voyait en elle un grand cœur, qu’elle laissait souvent de côté au profit de codes moraux, qui volaient littéralement lorsqu’elle éprouvait, comme maintenant la peur de perdre un être cher.

   Il les scruta encore une fois, profondément, intensément… pour arriver à la conclusion qu’eux aussi n’avaient aucune idée d’où était parti Eldan.

   − Je l’ai vu quelque peu préoccupé ces derniers jours, affirma Elzear, mais je n’ai pas jugé convenant de lui demander pourquoi.

   Lalya le regarda sans réussir à masquer sa culpabilité, mais Elzear la rassura :

   − Je ne pense pas que vos différends aient un rapport avec ses agissements.

   − Je connais bien Eldan, dit Mornar. Ce qui devait lui peser sur la conscience, c’était la dérouillé qu’il ramassé à Sulleda.

   ­− La bagarre ? s’étonna Lalya.

   − Probablement, confirma le maître. Mais… aurait-ce vraiment un lien direct avec son départ ?

   − Tu ne crois pas qu’il… serait allé retrouver Rha-Zorak ? songea Lalya, qui redoutait le pire.

   − Non, impossible…, répondit Elzear. Il ne ferait jamais une telle absurdité maintenant.

   − C’est vrai, je parle sans réfléchir.

   − Oui, réfléchir…, dit Elzear. C’est ce que nous avons de mieux à faire pour l’instant. Il nous faut réfléchir avant de partir à sa recherche… et… est-ce vraiment nécessaire en fin de compte ?

   − Bien sûr ! s’écria Lalya.

   − Il sait très bien qu’il est en danger, où qu’il aille, surtout maintenant que les émissaires de Rha-Zorak risquent de revenir, dit l’archer en serrant les dents. Il ne faut surtout pas qu’il parte seul où que ce soit. Mais quel idiot, c’est typique d’Eldan !

   − A-t-il pris son livre avec ? demanda Lalya avec espoir.

   − Non, répondit Elzear. Il est dans sa chambre.

   − Et Flèche-Noire est toujours dans son box, affirma l’archer.

   − Il ne doit pas être loin, fit le maître.

   − Je reste convaincu qu’il essaie de se racheter, ajouta Mornar. Je n’espère pas qu’il recherche les deux gaillards de l’autre soir.

   − C’est peut-être ça, fit Lalya. C’est notre seule piste pour l’instant… nous devons nous rendre à Sulleda.

   − Mon instinct me dit le contraire, dit Elzear, pensif. Je pense que Mornar dit vrai au sujet de l’incident, mais il n’est pas à Sulleda.

   − Nous devons tout de même vérifier, dit l’archer, convaincu.

   − Je te suis, ajouta-t-elle.

   Ils regardèrent Elzear, dans l’attente d’une réponse.

   − Je resterai ici, il me faut encore réfléchir. Je ne pense pas qu’il faille partir tête baissée.

   − Comme tu veux, dit Lalya, contrariée, mais tu ne vas pas le trouver en restant cloîtré ici.

   La jeune femme était agacée par la légèreté du ton qu’employait Elzear… rester pour réfléchir ! Mais quelle idée ! Il fallait commencer les recherches au plus vite pour éviter qu’il ne lui arrive quelque chose de grave.

   Elle regarda Mornar :

   − Partons.

   Voilà une heure qu’Eldan recherchait vainement Serhak. Il allait sûrement y passer beaucoup de temps, mais son objectif n’allait pas changer pour autant. Il avait déjà croisé de nombreux animaux tels que des perroquets géants, des lézards de la taille de sa main, des serpents topaze et un singe qui l’avait observé étrangement ; mais le tigre restait toujours tapi dans l’ombre.

   Le jeune homme continuait de marcher, dépassant chaque teck, banian ou palétuvier avec concentration, en perpétuelle recherche de calme et de sérénité. Il se recentrait.

   Il atteint une magnifique cascade qui retombait avec puissance dans une petite crique. Il s’arrêta pour contempler le spectacle et se souvint d’un endroit pratiquement identique dans la Forêt des Penseurs. Il trouva les deux chutes étrangement semblables, ou peut-être était-ce seulement son imagination qui lui jouait des tours ; cet arc-en-ciel frôlant les teintes émeraude et turquoise était de toute manière superbe.

   Le bruit de l’eau était apaisant, revigorant… il s’y arrêta donc quelques instants avant de reprendre ses recherches.

   Continuant son excursion, il s’enfonça encore plus profondément dans la jungle, jusqu’à fouler un sol terreux et rocailleux qui amorçait une pente abrupte. Il regarda le sommet et vit qu’elle logeait une petite cavité rocheuse, sans doute une grotte. Il décida de monter, car cette protection pouvait lui apporter un abri pour la nuit.

   Il grimpa avec entrain et se stoppa net une fois arrivé au sommet.

   Serhak avait perçu sa présence bien avant lui et le fixait du regard, sans bouger d’un poil, prêt à bondir.

   Eldan se calma, se concentra, puis avança vers le tigre. Ils étaient à une dizaine de mètres l’un de l’autre. C’était sa chance.

   Serhak rugit plus fort que jamais, Eldan tenta alors de dégager une certaine assurance et se concentra à nouveau, plus sérieusement; il devait l’approcher à tout prix.

   « Oublie tout, reste neutre, vide-toi l’esprit. »

   Mais ce n’était pas facile.

   Et déjà trop tard, le tigre bondit en direction d’Eldan, qui eut juste le temps de dégainer Zaor.

   Serhak s’arrêta immédiatement et fixa la lame du regard en reculant. Le félin, comprenant qu’il ne ferait pas le poids face à une telle arme de destruction, retourna s’asseoir dans sa grotte, qui était en réalité peu profonde ; un abri parfait pour l’animal.

   Au moins, il savait où le trouver, maintenant. Mais il avait encore du travail à faire sur lui-même. Il reviendrait.

   Eldan redescendit la pente et se dirigea en direction de la cascade. Il voulait se ressourcer.

   Il arriva face à la chute, s’assit et mangea un morceau de pain, il avait faim.

   Rassasié, il pensa avec plus de sérénité. Il se mit ensuite en tailleur, posa les mains sur ses genoux et commença son travail, respirant calmement pour se concentrer uniquement sur son énergie intérieure.

   Il devait apprendre à tout oublier.

   Il ferma les yeux, puis inspira profondément, sentant le chi circuler activement en lui. Il expira l’air de ses poumons puis ressentit à nouveau cette sensation de chaleur, de picotement, véritable essence des Haïdalirs.

   Les secondes passèrent, les minutes défilèrent, et Eldan s’enfonçait toujours un peu plus en lui-même. Son subconscient chassait toutes ses mauvaises pensées, toutes ses angoisses ; il devait atteindre un état d’esprit aussi clair et lucide que l’eau.

   Sa conscience s’élargissait.

   Son esprit s’enfouissait au plus profond de lui-même. Il s’alliait, s’unissait avec ce corps qui jadis paraissait si distant, si incontrôlable. Le bruit de l’eau devenait de plus en plus vague. Un bourdonnement. Il vibrait, se revigorait. Une énergie stupéfiante l’envahissait. L’exercice continuait. À l’écoute de chaque murmure de sa respiration.

   Eldan apprenait à se comprendre, à se ressentir.

   Une heure était passée lorsqu’il rouvrit les yeux. Revenant de ce long voyage, il contempla l’eau chuter face à lui… l’idéal, l’achèvement de tout combattant.

   Il travailla ensuite de nombreux exercices de respirations qu’Elzear lui avait enseignés ; la plupart se pratiquaient debout, où chaque mouvement était à exécuter lentement.

   Apprendre le geste dans sa décomposition. Comprendre. Amplifier les mouvements circulaires pour décupler l’énergie.

   S’arrêter, se questionner, oublier… le travail devenait constant. Écouter, être à l’écoute. Rechercher l’acuité émotionnelle. Apprendre à observer sans fixer. Élargir le regard, élargir l’esprit.

   La pureté à rechercher dans le geste, dans le pas, dans la posture, dans l’expression.

   Se délecter, se respecter, s’aimer…

   Chaque relation avec quiconque passe avant tout par soi-même. Maîtriser c’est comprendre. Comprendre c’est se questionner. Apprendre à ressentir davantage. Le corps n’est qu’un outil qu’il faut entretenir, sculpter, renforcer, assouplir.

   Toutes ces pensées l’envahissaient et l’accaparaient. Il fallait les laisser passer et en tirer les bienfaits… comme l’eau purifiait le corps, ces idées allaient peut-être lui construire une meilleure personnalité.

   Eldan éprouva une sensation de solitude lorsque le soleil commença gentiment à se dissimuler, ressentant toutefois le travail de cet art qui lui ouvrait des horizons inégalables. Cet art, qui pouvait se dissimuler chez beaucoup de personnes. Un réconfort permanent.

   Le jeune homme s’avançait pour sa troisième tentative en direction de la grotte, car Serhak s’était montré absent lors de sa dernière visite. Il espérait cette fois y trouver le félin.

   Il était nettement plus sûr de lui, en phase avec ses émotions, et remarqua que la raison de son départ n’était pas uniquement liée à la bagarre. Il ne supportait plus l’idée de devoir affronter Rha-Zorak, de voir l’amour de Lalya lui échapper ; tous ces événements avaient créé une boule d’angoisse, de honte qui le torturait en permanence.

   Il devait réussir à la neutraliser.

   Il arriva face à la grotte où le tigre était assis calmement en le fixant du regard. La beauté de l’animal le fascina encore une fois, ce mélange de puissance et de grâce − qu’il voyait aussi en Elzear − l’impressionnait.

   Eldan fit le premier pas, Serhak ne bougea pas, un bon signe. Il continua d’avancer sans surprendre le moindre changement de comportement chez le félin qui l’observait calmement.

   Ses oreilles s’abaissèrent, son regard changea… et il montra les dents. Eldan ne se laissa pas impressionner et continua d’avancer, mais Serhak durcit le ton et bondit à son tour en rugissant bruyamment.

   Le jeune homme s’arrêta net, il savait déjà que sa tentative avait échoué et qu’il n’aurait pas intérêt à l’approcher davantage. Ne voulant pas lui tourner le dos, Eldan marcha alors à reculon, puis descendit la pente en prenant soin d’éviter quelques cailloux qui obstruaient le passage ; il n’était pas encore prêt, mais les progrès étaient là.

   Il n’avait pas réussi son approche, mais il souriait.

   De retour à la cascade, de longues réflexions commencèrent ; il irait retrouver Serhak le lendemain, car il devait encore pratiquer.

   Il passa le reste de la soirée à travailler différentes formes de contrôle, alliant exercices circulatoires et ce qu’il pouvait à présent nommer : méditation. Le crépuscule laissa place au noir total et Eldan trouva un arbre où il décida d’y passer la nuit ; gardant Zaor à portée de main au cas où.

   Il s’allongea sur le dos et se replongea dans cet état de « transe ». Il se concentra d’abord sur le relâchement de chaque muscle, puis de chaque articulation. Il lui fallait ensuite respirer profondément et ressentir. Ressentir chaque appel du corps, chaque fourmillement, chaque battement, comprendre la propagation de la chaleur. Ne plus penser.

   Cet état de déconnexion l’envahit à nouveau, plus fort que jamais. Il eut l’impression que son âme se détachait de lui. Il ne rêvait pas, non, ce phénomène était bien réel. Il était éveillé, yeux fermés et semblait s’enfoncer en lui-même. Il prit peur, car il n’avait jamais ressenti un tel état de compréhension. Il était proie à un corps bouillonnant d’intensité, et il trouvait le moyen de l’écouter. Jamais il n’était allé aussi loin.

   À présent, il ne pensait plus, mais se concentrait. Il maintenait cet état, il allait de plus en plus loin. Il parcourait son corps, le visitait, comme un lieu encore inconnu où il fallait y dessiner une carte, une entrée, une sortie. Il arrivait presque à visualiser le chemin qu’empruntait chacune de ses respirations. Il sentait son cœur battre, de plus en plus en lentement. Jusqu’à arriver dans un état où il crut à l’arrêt de ses fonctions vitales.

   Il habitait un corps mort, chaque membre était au repos, lourd, très lourd. Seul son esprit fonctionnait, il observait, comprenait, mais cette sensation plus qu’étrange commençait à l’inquiéter. Il avait l’impression de s’être plongé dans un état nettement plus profond que le sommeil, il était pourtant bien éveillé. Que se passait-il ?

   Il se stabilisa quelques instants, quelques minutes. De longues minutes. Puis rouvrit les yeux. Son cœur se remit à battre normalement, le fourmillement disparut peu à peu. La chaleur se dissipait, il retrouva une sensation normale, plia le bras droit, puis le gauche. Il se mit ensuite assis et bougea les jambes. Il regarda ses mains comme s’il espérait trouver quelque chose, un liquide, de l’eau qu’il n’aurait pas sentit, ou une source de chaleur, mais rien, tout ceci venait de lui. Il découvrait simplement l’étendue des capacités humaines.

   Il se découvrait.

   Il se rallongea, puis s’endormit en un clin d’œil.

   Elzear se réveilla quelque peu inquiet, voilà une journée qu’Eldan était parti, et ils n’avaient toujours eu aucune nouvelle de lui. Mornar et Lalya n’avaient rien trouvé non plus. Le maître refusait toujours de les accompagner à Sulleda, jugeant improbable qu’il y soit ; un choix qu’ils n’appréciaient guère.

   Couché sur le duvet de son lit, Elzear humait le parfum des cheveux de sa femme et lui caressait l’épaule, puis il décida d’aller cogiter à l’air libre.

   Il le retrouverait, c’était juste une question de temps. Mornar et Lalya retourneraient à Sulleda aujourd’hui, même après qu’Elzear leur ait assuré que leur recherche n’aboutirait à rien.

   Eldan se réveilla en pleine forme, apaisé.

   Malgré l’état primitif du lit, il avait passé une excellente nuit ; la relaxation l’avait aidé. Cet état de méditation dans lequel il était tombé lui revint en tête, une sensation étrange, mais très agréable.

   Souhaitant se laver, il décida de se plonger dans la petite crique et enleva ses habits. Il entra gentiment dans l’eau en grelotant, car la morsure du froid matinal ne l’avait pas épargné. Il plongea quelques secondes, puis se plaça sous la cascade et profita du massage qu’elle lui offrit.

   « Pourquoi ne pas travailler sous la chute d’eau ? »

Ce n’était pas une mauvaise idée, au contraire. Il était à présent submergé jusqu’aux hanches et devait se concentrer pour conserver sa stabilité ; un bon exercice.

   Il expira bruyamment en avançant les mains devant lui, simulant une poussée, puis inspira profondément en les ramenant près du corps ; il exécuta les mêmes mouvements sur les côtés.

   Malgré la fraîcheur de l’eau, il ressentit à nouveau cette chaleur revigorante le parcourir de haut en bas pour lui constituer une protection à toute épreuve, un bouclier d’acier.

   Ressentir. L’eau coule gentiment, elle glisse. Elle s’adapte à son adversaire. Elle s’infiltre sans jamais se briser. Elle peut être douce, comme dangereuse.

   Il percevait étroitement son environnement. Repérant un aigle voler, écoutant le craquement d’un arbre plié par le vent. L’eau continuait de couler. Tout devenait limpide.

   Se calmer, décharger son énergie. Ressentir davantage. Percevoir l’enracinement des jambes. Dévaloriser la vue, comprendre les autres sens. Dégager une nouvelle expression, se rechercher. Trouver sa voie. Respirer…

   Se solidifier pour mieux se détendre, apprendre. Ne pas affronter la force ; la dévier. Réagir. Savoir s’exprimer. Apprendre à se pardonner. Pardonner.

   Trouver la fluidité, la réaction juste, la réaction imparable. Rechercher la perfection en toute chose, amener son corps à ses moindres souhaits. Contracter, relâcher.

   Comprendre l’aura, développer son énergie. S’améliorer. Comprendre ce qui est défini, mais rechercher l’informe.

   Chaque connaissance est une chance, une opportunité. Elle s’acquière par plus grand que soi, mais surtout par soi-même.

   Eldan resta des heures sous la cascade, plongé dans un état de compréhension et de vacuité émotionnelle. Recherchant, ressentant.

   Il s’arrêta lorsque ses jambes se mirent à trembler de froid et de fatigue, puis ressortit de l’eau. Il enfila le haut de sa tenue et sécha grossièrement le reste. Le jeune homme se sentait transformé, pardonné. Il était enfin en paix avec lui-même. Il s’était accepté. Il prit Zaor et retourna près de la grotte, sûr de lui.

   Il se dit alors que l’arme ne lui serait d’aucun recours, il la posa au pied de la pente, et monta sans bruit.

   Serhak était là, couché ; mais cette fois, ce fut Eldan qui le vit le premier. Le tigre tourna la tête après coup, alerté, son regard se plongeant immédiatement dans celui du jeune homme. Ils se comprenaient.

   Eldan s’avança près du félin qui s’assit, jugeant du danger… mais quel danger ?

   Il arriva face à Serhak, puis se mit à genoux et le regarda avec respect, sachant pertinemment qu’il pouvait le dévorer à tout instant. Il posa une main sur le tigre, puis le caressa.

   Le félin sembla apprécier cette marque d’affection et se coucha à ses côtés, fermant les yeux pour planter ses griffes en terre ; le jugement du tigre gratifia le jeune homme d’un profond respect.

   Durant de longues minutes, Eldan resta agenouillé près de Serhak en respirant à pleins poumons. Il savoura cet instant de découverte, de maîtrise, de contrôle. Il se concentra puis ressentit le chi, cette énergie formidable qui bouillonnait dans ses veines. Il ressentit l’équilibre entre la réflexion et l’instinct, la force et la souplesse… Il comprit pourquoi Elzear lui avait dit avoir beaucoup appris auprès du tigre.

   Le palier final n’existe pas. Le plus important est l’amélioration, non la fin en soi.

   Juste une constante amélioration.

   Le souffle énergétique le traversa comme une fine brise, un flux dont il pouvait disposer à sa guise : pour décupler sa puissance, se ressourcer, se calmer, se respecter ; en un sens se soigner. Il fallait se libérer de toute idée préconçue, se vider.

   Une énergie nouvelle se dégagea d’Eldan, calme et paisible.

   Il s’était trouvé.

   Elzear rouvrit les yeux. Il venait de trouver la réponse à la question qu’il se posait depuis trois jours, cette heure de réflexion lui avait ouvert les yeux. Il était encore à genoux, en position de travail. Ressourcé et prêt, il se releva, fit encore une centaine de tractions et s’en alla plus loin sur la colline ; il savait où trouver Eldan.

   Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Il connaissait déjà la réponse : Serhak.

   Il recherchait une forme de pardon, une réussite personnelle ; voilà le but de son escapade.

   Il marcha longuement jusqu’à rejoindre la lisière de la forêt ­­­­­­­­– là où il avait emmené Eldan rencontrer Serhak pour la première fois. Il posa deux doigts aux lèvres pour siffler le félin, mais stoppa son geste en souriant, car le jeune homme venait de sortir des bois.

   − Il m’a fallu du temps pour comprendre, lui avoua Elzear.

   − J’ai réussi, ajouta Eldan, confiant.

   − Je ne pensais pas que Serhak accepterait ta présence aussi rapidement.

   Ils prirent calmement le chemin du retour.

   − J’ai beaucoup appris, fit Eldan. Et… je suis désolé d’être parti aussi mystérieusement.

   Elzear durcit le ton :

   − Et tu as raison de l’être ! Bon sang, nous nous sommes tous inquiétés à ton sujet ! Ne refais jamais une chose pareille ! Nous devons nous concerter avant d’agir. Tu aurais dû en parler à l’un de nous trois !

   − Je sais, je ne ferai plus jamais cela… mais, j’avais besoin d’accomplir cette tâche en solitaire. Et… où sont Mornar et Lalya ?

   − Quelle question ! Ils sont à ta recherche, à Sulleda !

   − Mince…

   − Pense bien que j’ai longuement essayé de les convaincre que tu n’y étais pas !

   − Allons les retrouver, dit Eldan, ça ne me dit rien qui vaille. Il ne faudrait surtout pas parler de moi en ville.

   − Non. Toi, tu resteras chez moi, tu nous as causé assez de soucis. Je les retrouverai.

   ­− Je suppose que je n’ai pas mon mot à dire.

   − Ne t’isole plus pareillement, reprit Elzear.

   − Je ne le ferai plus.

   − Haïdalir ne vit jamais tranquillement ; ses ennemis peuvent revêtir plusieurs formes, il est important que Mornar et Lalya t’accompagnent, peu importe où tu vas.

   − L’ennemi peut revêtir plusieurs formes ?

   −­ Zaor possède un pouvoir extraordinaire, ne sous-estime jamais ceux qui rêveront de s’en emparer. Le danger est permanent, il faut s’y faire.

   − Je sais Zaor est…

   − Le danger n’émane pas seulement de la lame, mais de son porteur, Haïdalir reste le guerrier le plus dangereux sur Melinir, on a beau dire ce que l’on veut sur Alheam Nithril, il ne tiendrait pas deux minutes face à un Haïdalir entraîné. Beaucoup craignent un tel pouvoir, et beaucoup me craignaient…

   − J’y consens, dit Eldan. Mais je sais à qui me fier, ne t’inquiète pas, je resterai sur mes gardes.

   La discussion prit fin alors qu’ils continuaient d’avancer vers le nord en traversant la colline, écoutant le doux bruissement de la forêt.

   Mornar et Lalya retrouvèrent Frans à l’endroit convenu ; ils l’avaient contacté la veille afin d’obtenir son aide pour leurs recherches, car celui-ci connaissait bien les lieux et ses habitants. Le rendez-vous était fixé devant l’auberge où ils s’étaient rencontrés la première fois.

   − Vous n’avez donc pas la moindre idée d’où il est allé ? demanda Frans en ouvrant grand les yeux.

   − Pas la moindre, dit Mornar, c’est pour cela qu’il nous faut ton aide.

   − Si vous-même ne savez pas, je doute pouvoir vous aider davantage, mais bon, je vais essayer. Commencez par me raconter tout de votre voyage, et je veux toute la vérité !

   Mornar et Lalya se regardèrent et jugèrent bon de tout lui expliquer depuis le début, il paraissait honnête et avait toujours été de bon conseil.

   L’archer commença son récit et conta les événements survenus depuis la rencontre d’Eldan avec le Huttlord, jusqu’à son départ mystérieux, sans omettre le don de Lalya, la mort de Nordal et Shake, l’attaque sur le Sirenie, et toutes les mésaventures qu’ils avaient endurées. Frans fut pour le moins surpris d’apprendre qu’Eldan se préparait à vaincre Rha-Zorak.

   − C’est lui alors… qui a sauvé le Sirenie ?

   − Oui, c’est bien lui, confirma Lalya.

   Il les regarda d’un air béat, puis secoua la tête et reprit :

   − Bon, commençons par la Rue Torsière, c’est la plus mal fréquentée, j’espère pour lui que nous ne le retrouverons pas là.

   Ils se mirent donc en marche, quelque peu inquiets. L’air était à nouveau sec en cette belle journée, et leurs pas provoquaient de grands relents de poussière sur le gravier de la cité.

   En traversant une place que Mornar et Lalya n’avaient encore jamais vue, ils ne purent s’empêcher d’admirer une auberge qui les dominait sur plus de quarante mètres. Autour siégeait un magnifique jardin où courait un petit ruisseau artificiel prenant sa source dans un étang. Lalya remarqua les différents marchés qui se tenaient au centre de la place et huma les senteurs qui s’en dégageaient ; un parfait mélange d’épices, de fruits et de pain frais. Une destination idéale pour des vacances.

   Lalya sortit subitement de sa rêverie.

   Elle fut alertée par une présence troublante : deux hommes qui les suivaient.

   Elle avait mis du temps à les remarquer, car Sulleda était bondée de monde et les deux inconnus étaient passés inaperçus. Elle avait déjà remarqué leur présence la veille, mais ne s’était pas spécialement inquiétée, car ils avaient vite changé de direction et disparu dans la foule de la cité. Elle était donc arrivée à la conclusion qu’il s’agissait de simples touristes. Mais là, c’était différent, ces deux hommes les suivaient depuis trop longtemps, et ce n’était pas un hasard s’ils marchaient à nouveau sur leurs pas. Ils étaient bel et bien suivis, mais par qui ? D’après ses rapides observations, ils portaient des vêtements significatifs des Pillards.

   Les deux hommes étaient toujours là lorsqu’ils traversèrent les deux rues suivantes et entrèrent dans une autre qui était apparemment vide. Elle risqua un rapide coup d’œil en arrière ; ils étaient toujours à leur suite.

   − Nous y sommes, fit Frans. Et bien, il n’y pas grand monde ! Mais restez sur vos gardes, je déteste cet endroit : une ruelle de charlatans et de chiens galeux. Commençons par l’auberge à vingt mètres d’ici.

   − Attends ! dit Lalya. Deux hommes nous suivent depuis le centre-ville. Ils nous ont déjà repérés hier, laissons-les passer et restons sur nos gardes. Espérons qu’ils s’en aillent.

   L’œil alerte, ils s’arrêtèrent près d’un muret et conversèrent avec en train, du moins ils essayaient de le faire paraître. Ils espéraient que les deux inconnus continueraient leur chemin… mais ce ne fut pas le cas.

   Les deux hommes arrivèrent à leur niveau et sortirent chacun un poignard.

   Un mouvement silencieux, habituel.

   En une fraction de seconde, le premier sauta sur Lalya et lui appliqua sa lame sous la gorge. Le second fit de même avec Frans avant qu’il n’ait le temps de répondre. Les deux assaillants étaient maintenant positionnés derrière leur victime et les contrôlaient parfaitement ; ils avaient manifesté une rapidité inattendue.

   − Ne bouge plus une oreille, s’écria le premier à l’encontre de Mornar qui avait déjà encoché une flèche, ou nous les égorgeons sur le champ !

   − Rangez vos couteaux et j’abaisserai mon arc ! cria l’archer. Que voulez-vous ?!

   Tandis que le Pillard se préparait à répondre, Frans profita de son moment d’inattention et saisit le poignet de l’homme pour lui appliquer un violent coup de coude au niveau de la carotide. Il s’écroula net, inerte.

   Lalya profita de l’occasion pour agir à son tour.

   Elle lui saisit l’avant-bras pour prendre de la distance avec la lame et pivota sur elle-même dans un mouvement très sec. Son pied vint s’enfoncer dans les côtes de son adversaire, le pliant en deux, puis fusa en direction de la tête du malheureux qui s’écroula à son tour ; le coup avait claqué comme un fouet.

   − Mon père m’a appris quelques trucs en matière de défense, dit Frans.

   ­− Restons sur nos gardes, fit la jeune femme, j’ai un mauvais pressentiment.

   À peine eut-elle fini sa phrase que dix autres hommes surgirent du bâtiment voisin, tous armés d’arcs ou d’arbalètes.

   Des Pillards qui les tenaient déjà en joule.

   Encore.

   Mornar se souvint alors de sa dernière rencontre avec ce genre de voleurs, car il en était sorti avec une blessure qui avait failli lui coûter la vie. Une haine virulente bouillonna en lui lorsqu’il posa le regard sur chacun de leurs ravisseurs, car ils étaient bel et bien piégés par dix flèches qui les enveloppaient dangereusement.

   − Laissez partir celui-là, il n’est pas avec eux, fit l’un des Pillards en pointant Frans de son arbalète.

   − File, dit un autre.

   Frans regarda Mornar et Lalya qui lui rendirent un signe de tête indiquant qu’il ne devait pas se soucier d’eux et s’en aller au plus vite.

   Mornar lui chuchotta :

   − Trouve Elzear.

   Frans recula et regarda encore une fois les dix Pillards ; il ne pouvait effectivement rien faire à part fuir.

   Devant la maison du maître, Eldan était assis sur le banc qui bordait les contours de la propriété. Il attendait avec inquiétude le retour d’Elzear, une anxiété entièrement née d’un mauvais pressentiment. Il s’impatientait de retrouver Mornar et Lalya afin de s’excuser pour son départ mystérieux.

   Il observait sans cesse la route qui menait à Sulleda dans l’espoir de voir Elzear, Mornar ou Lalya apparaître.

   Eldan se leva, car quelqu’un approchait.

   Quelqu’un qui était seul… Elzear ne les avait pas trouvés.

   Il constata cependant que cette démarche n’était pas la foulée souple et maîtrisée d’Elzear, mais une posture et une manière de se déplacer qu’il connaissait tout de même : Frans… qui semblait pressé et courrait.

   Quelque chose n’allait visiblement pas, pourquoi venait-il au pas de course ? Eldan prit Zaor et s’empressa de le rejoindre.

   − Toi ?! Tu étais là ?! Mais bon sang, nous te cherchons partout depuis hier ! Je ne comprends plus rien ! Bref, où est Elzear ?!

   − Il est allé avertir Mornar et Lalya que je suis rentré. Pourquoi, que se passe-t-il ? demanda Eldan avec crainte.

   − Mais qu’est-ce qui vous prend ?! Vous jouez à cache-cache ? On a passé des heures à te chercher et maintenant que je viens ici, je tombe sur toi !

   − C’est un peu compliqué, effectivement.

   − Nous n’avons pas le temps de trouver Elzear, ils ont besoin de toi !

   Eldan sentit son cœur battre à tout rompre.

   − Que s’est-il passé bon sang ?! répéta-t-il.

   ­− Mornar et Lalya m’ont demandé de l’aide pour te retrouver… et… où étais-tu d’ailleurs ?

   − C’est trop long à expliquer, pas à Sulleda en tout cas. Mais le temps presse, continue s’il te plaît !

   − Oui, reprit Frans. Des Pillards nous ont cernés au fond d’une ruelle, ils étaient trop nombreux, nous n’avons rien pu faire. Étonnement, ils m’ont laissé partir, mais ils détiennent Mornar et Lalya et j’ignore s’ils sont encore en vie.

   Eldan serra le poing avec rage :

   − Amène-moi à eux !

   − Alors ne perdons pas temps, dit Frans.