Melinir Tome 1 - Chapitre 25 - Le Seigneur de l'Océan

Chapitre 25 – Le Seigneur de l’Océan

Strandale : Prédateur marin. Bien que sa taille dépasse plusieurs fois celle de ses cousins les calamars, il fait partie du même ordre. Il possède une tête haute de huit mètres et des tentacules pouvant en atteindre cinquante. Mais ce qui le rend particulièrement dangereux − hormis sa grande férocité − sont ses aiguillons venimeux situés au bout de chaque appendice.

Formes de vie – Encyclopédie du Savoir d’Aquira
Melinir Tome 1 - Chapitre 25 - Le Seigneur de l'Océan

   Un homme se leva de son fauteuil pour accourir vers Elloa. Il devait avoir le même âge qu’elle, grand et solidement bâti, il avait une tête ronde et le crâne presque rasé. Il portait une chemise moulante qui accentuait les contours de son torse musclé.

   − Où étiez-vous ? demanda-t-il d’un ton inquiet. Pourquoi avez-vous autant de te… tes habits ! Que s’est-il est passé ?

   Elloa lui expliqua sa mésaventure avec les Barbares, puis tressaillit en repensant au sort qui leur aurait été réservé sans l’intervention des trois nouveaux venus. L’homme la serra dans ses bras et l’embrassa, puis se tourna vers Eldan, Mornar et Lalya :

   − Bonjour à vous, prenez place où bon vous semble. Je ne saurais comment vous remercier convenablement, si ce n’est de vous offrir un toit, et l’hospitalité de ma maison. Je m’appelle Vince.

   Tous trois se présentèrent à leur tour, et après de rapides salutations, Vince les invita encore une fois à s’asseoir à table.

   L’habitation comportait deux vastes pièces et au coin de celle où ils se tenaient, des escaliers menant au deuxième étage. Le sol et les murs de pierre froide leur offraient un peu de fraîcheur pour contraster avec l’intense chaleur du sud. Eldan remarqua les caisses de bois empilées contre la paroi opposée – qui devaient servir de réserves.

   Une maquette de bateau était fixée sur une bibliothèque remplie à ras bord qui se tenait près du salon. Le jeune homme ne put s’empêcher de penser à Fourmat qui disposait de ces deux articles en grande quantité.

   Eldan saliva en humant la senteur d’un ragoût mijotant dans une marmite qui lâchait de longs filaments de vapeur.

   Ils s’assirent à table et Elloa distribua des couverts à chacun. Melina déposa trois pots en porcelaine : du vin rouge, de l’eau et de la cervoise. Enfin, Vince leur servit le ragoût et Eldan se remémora celui que sa mère préparait si bien ; il revit alors son village, Hatteron et toutes ses habitations qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, ainsi que la vie paisible et le calme qui y régnait. Tout cela lui manquait.

   Après avoir avalé goulument une cuillerée de patates et de sauce, Vince prit la parole :

   − Maintenant, dites-moi comment vous avez réussi à éliminer dix Barbares à vous trois ?!

   − Nous avons pris le galop et fondu sur eux alors qu’ils étaient à pied, répondit la jeune femme, et nous avons surtout eu beaucoup de chance.

   − La chance, ça se provoque ! En tout cas, sans vous, ma petite Elloa ne serait sûrement plus à mes côtés. Je lève mon verre en votre honneur.

   Lalya regarda ses deux compagnons et comprit qu’ils avaient le même point de vue sur le sujet ; Nordal et Shake auraient davantage mérité qu’eux de se tenir à leur table et de recevoir les faveurs de Vince, malheureusement le sort en avait décidé autrement.

   Eldan remercia leur hôte pour son hospitalité alors que Melina adressa un chaleureux sourire à Mornar qui lui rendit un semblable sans attendre ; un bon courant semblait s’établir entre eux.

   Lalya se leva pour aller déposer son épée contre le mur d’en face ; elle avait délicatement posé sa main sur l’épaule d’Eldan avant de quitter la table, un geste tout bête qui lui donna l’impression de devenir important à ses yeux.

   Il cessa de rêvasser pour aborder un sujet bien plus important :

   − Rha-Zorak était en ville. Que fabriquait-il ?

   − D’après les rumeurs, il est venu s’entretenir avec Lord Sumenar, le gouverneur de Horp, répondit Vince.

   − Mais à quel sujet ?

   − Je l’ignore malheureusement.

   Vince marqua un temps d’arrêt avant de continuer :

   − Et vous, qu’êtes-vous venu faire à Horp ?

   − Nous cherchons à rejoindre Sulleda, répondit Mornar qui mit fin à son dialogue avec Melina, mais nous ne savons pas encore comment, à vrai dire…

   Eldan fut soulagé que son ami n’ait rien divulgué à propos de Zaor.

   − Eh bien ! Vous êtes tombés sur la bonne personne ! s’écria Vince. Je suis marin, et j’embarque demain matin pour Sulleda ! Nous y livrons des céréales et le fruit des récoltes de Gaelto. Vous venez d’obtenir votre passe pour la ville du sud !

   − Parfait ! s’exclama le jeune homme.

   − C’est la moindre des choses.

   − Et combien de temps durera le voyage ? demanda Lalya.

   Vince lui répondit instantanément :

   − Un peu moins de vingt-quatre heures si les dieux sont cléments.

   Ils finirent leur repas en réglant les détails pour le départ du lendemain, puis Vince se leva et s’adressa aux trois invités :

   − Je vais chercher un digestif. Je suis sûr que vous allez aimer, c’est une fabrication maison.    

   Le marin revint avec une bouteille contenant un liquide transparent.

   − C’est de la pomme, dit-il.

   − De la pomme ? demanda Mornar.

   − Exactement, c’est une spécialité de Horp ; une bonne vieille goutte.

   Il servit un verre à chacun.

   − Ne buvez pas trop vite, ça chauffe le gosier, si vous voyez ce que je veux dire.

   Eldan prit le petit verre et huma l’arôme qui s’en dégageait, c’était effectivement très fort. Il le gouta en y trempant les lèvres et bien qu’il en eut le palais brûlé, il apprécia l’arrière-goût de fruit qui lui revint en bouche.

   Il vit Lalya grimacer en buvant une gorgée et ne put s’empêcher de rire :

   – On voit que tu viens de la ville, si tu avais goûté à certaines liqueurs de Hatteron…

   − Effectivement, je vois que vous avez l’air bien entraîné, répondit-elle en voyant Mornar vider son verre comme s’il se rinçait la bouche avec de l’eau.

   À peine leurs verres furent terminés que Vince leur resservit une autre tournée, puis une deuxième, une troisième, et une quatrième, que Lalya refusa, car elle ne voulait pas partir la tête lourde, disait-elle.

   − Détends-toi Lalya, dit Mornar qui commençait à avoir le regard vaseux, nous venons de trouver un moyen d’atteindre Sulleda, et gratuitement en plus !

   Vince rit à pleine voix en donnant une tape dans le dos d’Eldan alors que Lalya se servait un verre d’eau pour éviter de mauvaises surprises pour le lendemain. Quant à Mornar, il continua sa discussion avec Melina en lui expliquant où et comment il avait appris à tirer.

   − Est-ce que ta jambe va mieux ? demanda la jeune femme à Eldan.

   − Oui, j’y ai mis du PurCiel et c’est pratiquement guéri.

   – Bien.

   – D’ailleurs, j’ai oublié de te dire, merci de m’avoir soutenu lorsque j’essayais de convaincre Mornar de faire face aux Barbares.

   − Il t’aurait suivi de toute manière, avec ou sans moi. Il a seulement tendance à s’exprimer sans trop réfléchir, mais je pense que tu le connais mieux que moi.

   − Effectivement, lui accorda Eldan qui regardait son ami embobiner Melina.

   En fin de soirée, Elloa décida d’aller se coucher en déposant un baiser sur la joue de Vince. Puis, sa sœur murmura quelques mots à l’oreille de Mornar avant de partir elle aussi en direction des chambres.

   − Euh, hum…, dit Mornar en se raclant la gorge, c’est fou comme j’ai les paupières qui tombent aussi, je crois que je vais aller me coucher.

   Il les regarda avec un sourire gêné, puis se leva subitement et prit les escaliers en direction des chambres.

   Une heure plus tard, Vince les informa qu’il y avait plusieurs lits à l’étage et qu’ils pourraient sans autre les occuper. Chacun partit donc rejoindre sa couche avec le sentiment que l’eau-de-vie les aiderait à s’endormir en un clin d’œil. Eldan laissa une chambre simple à Lalya, et en prit une autre à deux lits, puis se glissa gentiment sous les draps tièdes pour savourer cet instant privilégié qu’il allait offrir à son corps courbatu et blessé.

   − Debout les marmottes !

   Ce fut la voix de Vince qui les réveilla le lendemain. Apparemment, il avait déjà enfilé sa tenue de marin : un ensemble bleu ciel, rayé sur la partie supérieure.

   Le jeune homme s’assit sur le bord du lit et remarqua avec étonnement qu’il n’avait pas mal à la tête, contrairement à Mornar qui ronchonnait en s’habillant. Mornar ? Que faisait-il ici ?

   – Tu n’as pas passé la nuit avec Melina ?

   – Une partie oui, mais tu as vu la taille de ces lits ? Même tout seul, je me suis senti à l’étroit.

   Lalya, qui était déjà prête, fit irruption dans leur chambre ­­− avec un visage qui contrairement à eux, ne semblait pas affecté par le sommeil − avant de se pincer le nez :

   − Ça sent la distillerie ici !

   Elle traversa la chambre pour ouvrir la fenêtre.

   – Dépêchez-vous, tout le monde est prêt.

   − Oui maman…, marmonna Mornar.

   Les deux jeunes hommes s’habillèrent et se lavèrent grossièrement le visage.

   Tout le monde se retrouva devant la maison où les premiers rayons du soleil illuminaient le ciel bleu. Mornar s’approcha de Melina et lui murmura quelques mots à voix basse, si bien qu’Eldan ne put comprendre ce qu’il lui disait, sans doute qu’il était désolé d’avoir couché avec elle pour ensuite aller dormir dans un autre lit.

   Elloa les remercia encore une fois et dit au revoir à son époux, car les deux sœurs n’allaient pas être du voyage. Melina fit de même en leur adressant un signe de main, puis s’arrêta près de Mornar et le prit dans ses bras pour l’embrasser langoureusement ; elle ne lui en voulait apparemment pas.

   − Au revoir, dit-elle en regardant le jeune archer dans les yeux. J’espère qu’on se reverra.

   − Bon ! les interrompit Vince. Il est temps d’y aller !

   À contrecœur, Mornar monta Mandoline alors que les quatre cavaliers se dirigeaient déjà vers le port ; Eldan remarqua que son ami ne tenait plus les rênes de Caduc.

   − Où est le cheval de Nordal ? questionna-t-il.

   − Je l’ai offert aux deux sœurs, il leur plaisait, et de toute manière il nous ralentissait.

   − Tu as bien fait.

   Ils atteignirent le port quelques instants plus tard et s’avancèrent près d’une passerelle où se tenait un imposant navire. Il était plus grand que tous les autres, avec une gigantesque voile prête à affronter l’océan, qui paraissait bien calme en ce début de matinée ; une légère brise venait toutefois caresser la surface de ses flots.

   Ébahis, les trois amis contemplèrent l’infinie étendue d’eau et les nombreux bateaux qui étaient amarrés le long du port.

   − Voici le Sirenie ! les informa Vince. Le plus grand et majestueux des navires de Horp.

   Le bâtiment était sombre avec cependant des voiles blanches comme la neige et une magnifique sirène sculptée dans un bois amarante qui était fixée à la proue. Il surplombait toutes les autres embarcations avec trois mâts énormes qui rendaient le navire encore plus imposant.

   Ils traversèrent la passerelle pour grimper à bord.

   Vince s’arrêta devant un homme qui semblait être le capitaine, et l’informa qu’il avait autorisé trois voyageurs à embarquer en guise de paiement de dette ; il lui expliqua l’incident de la veille.

   − Je n’apprécie pas spécialement les vagabonds comme vous, dit le capitaine d’un air contrarié, mais je déteste encore plus les violeurs, surtout s’ils portent des restes d’animaux sur eux. Bienvenue à bord du Sirenie !

   Le capitaine gratta sa barbe blanche et se retourna pour donner des directives à un matelot qui hissait une voile. Il portait un petit béret et un gilet bleu ciel.

   – Vous avez compris, dit Vince, que le capitaine n’apprécie pas spécialement les Barbares, il a eu quelques mauvaises expériences avec eux à Sitcar.

   Deux personnes qui portaient le même ensemble que Vince vinrent le saluer.

   − Ah ! Tu es là ! J’ai cru que tu n’allais jamais venir ! s’exclama le plus petit.

   − J’ai eu un petit contretemps, répondit-il.

   Puis, il se tourna vers les trois voyageurs :

   − Voici Jols et Max, de vieux compagnons de mer. Et j’ai avec moi, continua-t-il en désignant les trois nouveaux venus, Eldan, Mornar et Lalya, qui vont nous accompagner jusqu’à Sulleda.

   Jols était plus petit qu’Eldan, mais plus large d’épaules encore ; il avait les cheveux bruns coupés très courts. Max était plus fin et plus grand, avec des cheveux noirs et lisses qui lui tombaient au dessus des yeux.

   – Ils ont une sacrée allure de clown quand même dans leur costume de marin…, chuchota Mornar à l’intention d’Eldan.

   Les trois matelots discutaient des différents sacs de nourriture et de l’emplacement des stocks ; ils semblaient se connaître comme les doigts de la main.

   Après avoir éclairci quelques détails, Jols et Max descendirent les escaliers situés devant le mat principal pour arriver à fond de cale.

   − Suivez-moi, je vais vous montrer vos couchettes, dit Vince en se mettant en marche vers la poupe du navire.

   Ils lui emboitèrent le pas jusqu’à ce qu’il s’arrête devant une porte au fond du couloir.

   − Ce sont nos dortoirs. Vous avez les trois banquettes du fond. Je serai aux stocks, en dessous, si vous avez des questions.

   − Et où avez-vous placé nos chevaux ? demanda Mornar.

   − Dans la salle où nous transportons le bétail ! Elle se situe tout en bas, en face de la réserve.

   − Très bien, fit Eldan. Nous allons déposer nos affaires, fais-nous signe si tu as besoin d’aide.

   − Pas de problème ! Je vous trouverai bien quelque chose à faire ensuite !

   − Comment savais-tu que le capitaine nous accepterait à bord ? demanda Eldan qui s’apprêtait à partir.

   − Comme je te l’ai dit, il n’a jamais aimé les Barbares, répondit-il avec un clin d’œil, avant de prendre les escaliers quatre à quatre.

   Eldan, Mornar et Lalya pénétrèrent dans la cabine, installèrent leurs couchettes et enroulèrent leurs sacs dans des draps qui avaient déjà été pliés, puis sortirent à l’air libre pour voir où en était le capitaine.

   La voile principale fut hissée au moment où ils mirent les pieds sur le pont avant, alors que de grandes rames poussaient le navire au large en lui permettant de démarrer. Lorsque la voile fut bombée par le vent, le Sirenie atteignit rapidement sa vitesse de navigation.

   À la proue, le capitaine tournait le gouvernail avec aisance et discutait avec Mornar, alors qu’Eldan observait les marins qui travaillaient activement. Son regard s’arrêta sur Lalya qui était accoudée à la balustrade. Ses cheveux flottaient au vent ; les yeux fermés, elle savourait cet air de liberté qui les envahissait depuis le départ du navire.

   Eldan s’approcha d’elle et s’accouda à ses côtés en humant la brise maritime qui faisait danser sa chevelure.

   La jeune femme écoutait les incessants va-et-vient de l’eau puis ouvrit les yeux avec un sourire décontracté :

   − J’ai toujours rêvé de voir la mer.

   − Ainsi que l’horizon sans fin, c’est vraiment impressionnant.

   Elle se rapprocha de lui en continuant de fixer l’océan :

   − Oui, c’est magnifique. J’ai l’impression que le fait de prendre le large va nous procurer un moment de répit, enfin je ne saurais dire si c’est ce que je ressens ou plutôt ce que j’espère.

   Lalya se tint délicatement les mains – ses doigts fins reflétaient une grande douceur, ainsi qu’une certaine fermeté due à son entraînement à l’épée, puis lui offrit un visage plus détendu qu’à l’ordinaire :

   − Nordal m’a toujours dit qu’il aurait adoré voir la mer.

   − Ils doivent te manquer…

   Eldan posa maladroitement ses mots et remarqua que sa phrase lui avait voilé les yeux.

   Elle essuya une larme avant de le regarder avec un sourire embarrassé.

   ­− Je suis désolé, dit-il. Je ne voulais pas…

   − Ce n’est rien, ne t’inquiète pas pour moi.

   Elle détourna la tête pour fixer l’horizon :

   − On ne peut de toute manière plus rien y faire, essayons de nous souvenir d’eux avec une pensée positive, ça ne sert plus à rien de broyer du noir.

   Eldan lui posa une main sur l’épaule.

   − Je suis navré de t’avoir impliqué dans ce voyage, tu ne voulais sûrement pas y participer et…

   − Nous avons tous des obligations Eldan… je suis venue de mon plein gré et tant que je respirerai, je resterai à tes côtés, tu peux compter sur moi.

   − Merci infiniment, mais je ne peux m’empêcher de culpabiliser.

   ­− Moi aussi.

   − Non, c’est ma faute si Nordal et…

   − Je ne culpabilise pas uniquement à cause de ça.

   – Qu’y a-t-il alors ?

   – Hier, c’était la première fois que je… tuais un homme.

   − C’était la deuxième fois pour moi, et ne t’inquiète pas, j’ai failli lâcher une galette lorsque nous sommes entrés dans Horp, dit-il en riant. C’est un sentiment humain que nous devons apprendre à contrôler.

   − La peur que je lisais dans leurs regards me hante, dit-elle en ruminant les pensées qui la torturaient depuis la veille. Ils avaient tous ce même effroi dans les yeux, cette même peur qu’un être vivant éprouve avant de lâcher son dernier souffle de vie. Nous avons pourtant été préparés en caserne et je savais que cela devait arriver un jour ou l’autre, mais je ne peux pas m’empêcher de culpabiliser. C’est stupide, non ?

   − C’est humain. Personnellement, j’ai mis du temps à m’y habituer, mais cesse d’y penser.

   ­− Je vais essayer.

   Eldan aurait voulu la serrer dans ses bras et la réconforter, mais il ne souhaitait pas la mettre mal à l’aise non plus, car malgré ses excellentes aptitudes au combat, elle avait tout de même une sensibilité féminine qu’elle essayait de dissimuler aux autres, et qui surgissait à son insu lorsqu’elle se trouvait aux côtés du jeune homme.

   Après un moment de silence, elle ajouta :

   − Allons retrouver Vince.

   Eldan acquiesça et avertit Mornar qu’ils descendaient en salle des stocks ; l’archer les succéda.

   Ils ouvrirent la porte et virent les trois marins organiser, ranger des sacs, des cageots et des pots de toutes tailles.

   La même impression envahit à nouveau Eldan ; Vince, Jols et Max se comprenaient et travaillaient remarquablement bien ensemble, quand l’un donnait une directive l’autre agissait immédiatement, et cela, sans la moindre hésitation, comme l’engrenage d’une machine bien rodée.

   − Les deux premiers étages sont remplis ! dit Jols qui venait de terminer son ouvrage. Il me reste trois pots de vin. Tout le reste est solidement attaché.

   Max lui prit les trois récipients et les donna à Vince qui les rangea sur l’étagère la plus proche. Aussitôt, celui-ci saisit un sac de blé et le souleva comme s’il ne pesait pas plus lourd qu’un coussin de plumes, puis le déposa sur l’étagère alors que Jols faisait glisser des pots en argile pour libérer de la place. Max ficela la cargaison et lança l’autre extrémité à Vince qui l’attacha avec le reste ; ça n’avait pas pris plus de dix secondes.

   − Un peu rouillé ce matin ! dit le marin en resserrant vigoureusement son nœud d’écoute.

   À ce moment, un autre vint les avertir qu’ils avaient besoin d’aide sur le pont supérieur et les trois matelots lui emboîtèrent le pas.

   Max s’arrêta près d’eux :

   − Suivez-nous, six bras de plus ne seront pas de refus.

   Ils prirent l’escalier quatre à quatre pour gagner le pont avant ; ils devaient fixer puis hisser trois petites voiles. Ils se répartirent donc en trois groupes : Eldan aiderait Jols ; Mornar travaillerait avec Max et Lalya avec Vince.

   Le vent ne soufflait pas autant que le capitaine l’avait espéré, c’est pourquoi il avait décidé de hisser d’autres voiles.

   Jols semblait être quelqu’un de très droit, remarqua Eldan, tant au niveau de sa posture que de sa manière d’être.

   − Penses-tu que nous atteindrons Sulleda à temps ? demanda le jeune homme qui suivait ses directives pour fixer la voile au mat.

   − Si nous continuons à cette vitesse, nous arriverons demain matin sans problèmes.

   − Bien.

   Il reprit :

   − Ça doit faire un moment que vous travaillez ensemble vous trois, non ?

   − Cela fait effectivement longtemps que l’on se connaît et que nous avons appris à coopérer. Et vous aussi, d’après ce qu’on m’a dit, personne ne vous fait peur à vous trois !

   − Lalya est particulièrement adroite avec une épée, Mornar vise bien et moi j’ai de la chance.

   − Modeste en plus.

   − C’est la vérité.

   − Et qu’allez-vous donc faire à Sulleda ?

   − Nous devons y retrouver quelqu’un.

   − Ah, je vois, répondit Jols en comprenant qu’il ne voulait pas s’étendre sur le sujet.

   − Lalya, continua-t-il, c’est une sacrée jolie fille, quel est son nom de famille ?

   − Gadélia.

   − Sans doute originaire d’Aquira. Mornar et toi devez venir d’Elloros ou d’un petit village à proximité, d’après votre accent, non ?

   – Presque, de Hatteron, je vois que tu as eu l’occasion de rencontrer des gens originaires des quatre coins de Melinir.

   – Plus que des quatre coins, je te garantis. D’ailleurs, je me souviens que nous avons traité avec un collectionneur de bateaux, enfin de maquettes pour être plus précis, qui venait justement de Hatteron. Il nous avait payé une fortune pour que nous amarrions dans le nord-est, sur une côte à proximité de Hatteron, afin qu’il puisse venir récupérer ses petits navires. Un drôle de bonhomme.

   – Son nom, ce n’était pas Fourmat, par hasard ? fit Eldan.

   – Oui, je crois bien que c’était Fourmat.

   – Ça ne m’étonne pas.

   Les deux hommes continuèrent à discuter pendant l’installation de la voile et une fois le travail accompli, ils prirent une pause sur la partie bâbord. Ils s’enfilèrent un rapide casse-croûte puis se rendirent sur la proue jusqu’à midi, où ils prirent le repas : pain noir, saumon et tomates.

   L’après-midi débuta par le ficelage des marchandises dans la salle des stocks où Eldan aidait à présent Max, et riait en voyant Vince lancer des sacs de riz à Mornar qui reculait de deux mètres à chaque réception hasardeuse.

   − Doucement Vince ! dit Max. Il ne tiendra plus jusqu’à la fin de la journée !

   − Non, ça va, dit Mornar, je…

   Mais il fut coupé par un sac qu’il reçut en plein ventre et le rattrapa tant bien que mal.

   − … tiens le coup, dit-il en finissant sa phrase.

   − Mais quelle brute ! railla Max.

   Ils travaillèrent aux stocks le reste de la journée et se relayèrent pour diverses tâches, puis chacun partit se coucher en fin de soirée.

   Confortablement installé dans son lit, Eldan réfléchissait à comment il s’y prendrait pour trouver le second Haïdalir en considérant bien sûr qu’il n’ait pas quitté la cité entre-temps, car le Sirenie arriverait à destination le lendemain. Il se demandait de plus en plus s’il lui serait facile de se séparer de son arme, car il avait enduré tant d’épreuves pour atteindre Sulleda qu’il s’en était finalement attaché, mais lorsqu’il réfléchissait à ce dont il l’attendait en la conservant, il revenait vite à la raison.

   Et si ledit Haïdalir restait introuvable ? Ou mort ? Leur périple n’aurait servi à rien et de plus, Eldan devrait accomplir lui-même la tâche.

   C’est avec ces pensées qu’il sombra peu à peu dans le sommeil.

   Boom !

   Crack !

   − Arghhhhhhhhhh !

   − Protégez la voile principale !

   − Réveillez tout le monde !

   Eldan ouvrit les yeux et entendit avec dépit le grabuge. Le bateau basculait brutalement de gauche à droite ; il y avait un problème. Il s’habilla et vit que Mornar et Lalya faisaient de même en prenant soin de conserver leurs armes à portée de main.

   Eldan enfila une tunique et attacha Zaor à sa ceinture, avant de perdre l’équilibre et de tomber à genoux, car le bateau venait de s’incliner à bâbord avec nettement plus de force qu’avant ; il redoutait le pire en voyant les marins sortir de la cabine en trombe.

   − Qu’est-ce qui se passe ? demanda Mornar, le visage marqué par le sommeil et l’inquiétude.

   − Je ne sais pas, répondit Eldan.

   Ils sortirent de la cabine et virent un matelot s’écraser devant eux et rester assommé à terre.

   Une pluie battante leur fouettait le visage.

   – Ça ne peut qu’être les Huttlords, préparez-vous ! s’écria Mornar dans un souffle de panique.

   Eldan dégaina Zaor puis accourut en direction des cris, et s’arrêta net en découvrant l’origine du problème : un Strandale.

   − C’est impossible…, dit Lalya.

   Chacun des trois en avait entendu parler, mais aucun d’eux ne pensait en voir un dans sa vie, car ils vivaient habituellement loin des côtes, dans les profondeurs maritimes.

   L’existence des Strandales fut prouvée lorsqu’un spécimen échoué sur une plage de Horp fut découvert par des pêcheurs, un fait qui confirma les légendes relatant les attaques terribles que subissaient certains navires avant de sombrer.

   Le prédateur existait bel et bien, et s’apprêtait à faire chavirer le navire.

   La créature avait la gueule grande ouverte, laissant apparaître deux rangées de dents carnassières, ainsi que des tentacules qui fouettaient l’air et risquaient de briser les mâts du bateau, s’abattant lourdement sur le sol et fracassant le plancher. Elle émettait des sons stridents et des cris qui transperçaient les tympans comme des ultrasons.

   Les marins gardaient de la distance en se cramponnant à ce qu’ils trouvaient, car ils pouvaient se faire embrocher à tout moment. La plupart d’entre eux étaient armés d’arbalètes et tiraient en direction de sa tête, mais les flèches ricochaient sur sa cuirasse, ce qui excitait encore davantage la créature.

   Eldan vit Vince, Jols et Max défendre vainement la voile principale alors que le Strandale se hissait sur le bateau, ce qui le fit chavirer davantage.

   Eldan se retourna vers ses deux amis.

   − Restez hors de portée de ses tentacules, je dois pouvoir l’arrêter !

   Puis, il s’avança lentement vers la créature, Zaor bien en main.

   Lalya ne put s’empêcher de crier :

   − Eldan, tu es stupide ?! Tu veux vraiment rejoindre Nordal et Shake ?!

   Haïdalir se retourna et vit qu’elle s’apprêtait à le suivre.

   − Mornar retiens-la ! Restez où vous êtes ! Si je ne m’approche pas de ce monstre, nous allons tous y passer !

   Son ami agit selon la confiance qui régnait entre eux depuis leur enfance, il ceintura Lalya et l’empêcha de s’avancer vers Eldan en la plaquant contre la balustrade, laquelle hurlait et se débattait férocement ; elle ne voulait pas revivre le même cauchemar qu’avec Nordal et Shake.

   Mornar retint son souffle en regardant son ami s’avancer vers la créature.

   Un tentacule percuta un marin et le saisit par les pieds, le corps du malheureux fut ramené vers la gueule du Strandale qui l’engloutit.

   Eldan arriva à proximité du monstre quand un de ses tentacules le saisit par le pied ; il se retrouva aussitôt la tête en bas.

   La bouche du Strandale approchait.

   Il se releva en effectuant un relevé de buste et trancha l’appendice avec sa lame.

   Le jeune homme chuta de deux bons mètres, s’effondra sur le sol et vit qu’un aiguillon s’abattait sur lui. Il roula sur le côté pour l’éviter et remarqua que le tentacule sectionné gesticulait encore ; il devait s’en éloigner, car la moindre piqure lui serait fatale.

   L’inclinaison du navire avait rendu le sol instable, et Eldan glissa sur le plancher jusqu’à la balustrade, à quelques mètres du monstre qui se hissait toujours plus sur le pont avant.

   Dès qu’il se stabilisa, il prit fermement Zaor à deux mains, se remit précautionneusement en marche… lorsqu’un autre bras visqueux s’abattit sur lui : un coup qui l’écrasa comme un insecte.

   Quelque chose s’enroula autour de ses pieds et le souleva dans les airs comme une plume, tandis que les ténèbres le saisissaient…

   Il se retrouva ensuite couché dans un lit, avec sa mère penchée à ses côtés qui lui épongeait le front ; il n’avait jamais été aussi malade. Elle lui enroula une couverture autour du corps pour le garder bien au chaud, un simple geste qui malgré sa maladie, lui fit un grand bien…

   Le cri d’une femme le fit sursauter, un cri de peur, d’effroi, un cri qu’il aurait reconnu entre mille autres et qu’il devait calmer à tout prix.

   Il sentit ensuite des gouttes d’eau lui fouetter le visage. Il pleuvait. Mais c’était impossible il était dans son lit… puis cette voix familière qu’il venait d’entendre le ramena à la raison.

   Eldan revint à lui et regarda en l’air ; son pied était ligoté par un tentacule l’attirant vers la gueule du Strandale qui s’était encore davantage hissé sur le navire ; les marins devaient à présent se tenir pour ne pas tomber dans l’océan.

   Il chercha Zaor des yeux et vit qu’elle était restée bloquée entre les barreaux de la balustrade.

   À ce moment, Vince retint une caisse avant qu’elle ne tombe du bateau, alors que Max enroulait une corde autour du mat principal pour la transmettre à Jols qui s’attacha avec ; Vince fit glisser le caisson à Jols qui plongea en direction du Strandale.

   Vince et Max s’accrochèrent fermement au mat et tirèrent d’un coup sec lorsque Jols lâcha le projectile sur la tête du monstre. Le bois explosa avec des tomates et différents légumes qui se disséminèrent sur son visage ; la créature gesticula et relâcha prise sur Eldan.

   Haïdalir retomba sur le plancher et glissa jusqu’à son épée pour la récupérer avec un nouveau souffle d’assurance, puis regarda plus haut et vit que Vince et Max tiraient sur la corde pour ramener Jols vers eux.

   Un autre tentacule s’approcha d’Eldan, mais celui-ci put le sectionner d’un simple tranchant circulaire et prit ensuite appui sur la balustrade presque immergée pour arriver à portée du Strandale ; la créature se tourna vers le jeune homme.

   Eldan perçut dans ses yeux la même crainte qui avait envahi le Singal et l’Hodraque. La même crainte que ressentaient tous les animaux en regardant directement Zaor.

   Le Strandale resta comme paralysé. Eldan en profita pour abattre son épée sur la partie droite de sa mâchoire, car la portée de sa lame ne lui permettait pas d’aller plus loin.

   Le monstre poussa un gémissement strident et recula en s’aidant de ses tentacules ; Eldan eut l’impression que ses tympans allaient éclater.

   Du sang noir coulait le long de sa mâchoire.

   − ABANDONNE CE NAVIRE ! cria Eldan en brandissant son épée devant lui.

   Ce qui en sortit ressembla davantage à un hurlement qu’à une phrase intelligible.

   Haïdalir bondit encore une fois sur la créature − qui était paralysée de terreur − en l’attaquant furieusement. Le Strandale lâcha un cri cinglant avant de s’enfoncer dans les eaux, abandonnant le bateau.

   Dans un long craquement, le Sirenie bascula violemment à tribord, propulsant Eldan non loin du mat central, et chancela plus gentiment jusqu’à retrouver sa position de navigation.

   Un cri de victoire s’échappa de l’équipage et se répandit comme une traînée de poudre ; ils étaient sains et saufs.

   Certains hurlaient de rage, d’autres se mettaient à genoux en remerciant leurs dieux, mais la plupart s’approchaient d’Eldan et lui sautait dans les bras, lui laissant à peine le temps de se relever.

   Le jeune homme était encore sous le choc et avait les jambes en coton, mais se força à rester debout pour chercher Mornar du regard, celui-ci venait de relâcher Lalya et croisa le sien au même moment ; ils échangèrent un signe qui en disait long sur la reconnaissance qu’ils éprouvaient à cet instant l’un envers l’autre.

   Eldan se souvint des mots de Merino : « Une grande amitié sera profitable à des inconnus en guise de garde du corps. »

   Il avait vu juste.

   Puis, il sentit ses pieds décoller du sol lorsque Vince le prit dans ses bras et le souleva comme un adulte l’aurait fait avec un enfant.

   − Merci mon gars ! Je bénis les océans de t’avoir rencontré ! Tu as d’abord sauvé ma femme des Barbares et maintenant tu viens de sauver le Sirenie de cette abomination ! Par tous les dieux, tu es assurément l’homme le plus cinglé et le plus courageux que je n’ai jamais rencontré !

   − Merci, répondit Eldan, et merci d’avoir fait diversion tout à l’heure, sinon je me serais fait écrabouiller.

   − J’ai eu la peur de ma vie, dit Jols qui s’avançait vers lui en détachant la corde qu’il avait nouée autour de son ventre. Mais comment as-tu réussi à faire fuir cette horreur ?

   − Mon épée est bien plus dangereuse que ne le parait mon allure de fermier, répondit Eldan, mais je ne peux pas en dire plus, c’est en réalité le motif de mon voyage.

   Il acquiesça d’un signe de tête sans en demander davantage.

   − La voile principale n’est pas endommagée. Je crois que nous pourrons atteindre Sulleda sans trop de problèmes, dit Max en examinant le matériel.

   Eldan s’approcha de Lalya et voulut prendre de ses nouvelles.

   − Ne refais plus jamais ça ! dit-elle en le frappant sur le torse. Plus jamais !

   − Nous serions tous morts si j’étais resté planté ici !

   − Je sais, tu nous as tous sauvé, mais…

   Elle lui sauta dans les bras et serra si fort qu’il en eut mal aux côtes.

   Eldan, déjà déstabilisé ne s’attendait pas à une réaction comme celle-là et ne sut trop quoi répondre.

   Lalya le relâcha et dit :

   − … Bon… je crois qu’il nous faudrait faire le tour du bateau pour secourir les blessés.

   La pluie avait maintenant cessé et chaque marin participait déjà activement à la réparation du navire.

   Eldan ne pouvait faire trois mètres sans qu’un matelot vienne le remercier et le féliciter ; tout le monde connaissait maintenant son nom et certains s’étaient mis à le surnommer le Seigneur de l’Océan.