Sagesse et férocité sont les deux huiles que je déverse dans mon bain quotidien.
Notes personnelles – Elzear Semenral
La deuxième semaine commença et Elzear réveilla Eldan encore une fois très tôt. Ils débutèrent la journée par une longue course à pied durant laquelle le jeune homme put découvrir de nouveaux lieux sur l’île.
Après la session d’endurance, ils retournèrent pratiquer à l’ombre de la maison où Elzear, suant retira son chemisier.
− Tu es maintenant prêt à aborder un sujet plus concret, dit-il en étirant sa musculature d’acier.
Enfin… après toutes ces heures de souffrance et de préparation physique, le travail du combat réel débutait.
Elzear commença par lui apprendre la garde de base et les déplacements – des notions que Merino lui avait déjà enseignées −, et y corrigea la position des poings qu’il trouva inadaptée.
− Tes mains doivent suivre la ligne centrale de ton corps.
Il lui apprit ensuite comment fermer le poing pour frapper, puis à le faire avec le bras avant et arrière de manière directe, circulaire et ascendante ; ils travaillaient pour l’instant dans le vide en enchaînant plusieurs combinaisons.
− Face à moi, ordonna Elzear.
− Voilà, fit Eldan en se mettant en garde.
− Frappe-moi.
− Euh… comment ça, à la tête ?
− Frappe-moi.
Eldan voulut lui décocher une droite dans l’estomac, mais son poing fut dévié de sa trajectoire par sa paume qui n’avait fait que l’effleurer. Il tenta un deuxième coup au niveau du torse, mais le résultat fut le même et ne changea pas pour les vingt frappes suivantes, qui étaient soit déviées ou bloquées ; l’exercice le força toutefois à engager ses actions avec plus de détermination et de vitesse.
Le jeune homme baissa sa garde par inadvertance, et le poing d’Elzear s’infiltra dans l’ouverture comme de l’eau à travers la roche, avant de s’arrêter net devant son visage… une rapidité foudroyante.
Son attention fut détournée par l’arrivée sur la cour de Mornar et Lalya.
− Bonjour, dit l’archer, nous allons à Sulleda, il vous faut quelque chose ?
− Non, répondit Elzear sans quitter Eldan des yeux. Aména vous a donné une liste.
− Effectivement, dit Lalya. Passez une bonne journée !
− Bonne journée ! répondit Eldan avec une irréparable envie de se joindre à eux.
Le jeune homme ne quitta pas des yeux la silhouette de Lalya qui s’estompait dans les rayons matinaux, comme si elle l’hypnotisait et aspirait son regard, un engouement qui fut très rapidement interrompu par un choc soudain au niveau de ses chevilles.
Il se retrouva à terre sans avoir compris comment il avait réussi à perdre si brusquement ses appuis ; Elzear venait de le faucher.
− Pourquoi m’as-tu…
− Un homme distrait est un homme vaincu ! L’amour est la plus belle des choses, mais tant que tes deux pieds fouleront ce terrain poussiéreux que tu vois autour de toi, tu as intérêt à contrôler tes sentiments. Comment veux-tu surprendre ton adversaire si tu n’arrives pas à mettre de côté tes émotions, si tu n’arrives pas à vider ton esprit ?
« Je ne te demande pas de t’abstenir en permanence, mais tu dois rester concentré sur ta maîtrise et ton ressenti.
− Je crois qu’en vingt ans, j’ai assez appris à me connaître.
− Tu ne sais rien de chez de rien ! Tu es comme un nouveau-né qui apprend à marcher.
Une flamme de colère monta en lui et bouillonna jusqu’à lui faire siffler les oreilles, il avait envie de lui coller une droite et de lui faire comprendre qu’il n’était pas aussi insignifiant et ignorant qu’Elzear voulait bien lui faire croire. Elzear… lui qui refusait de se joindre à eux, lui qui refusait de quitter son petit confort pour le danger, lui qui ignorait tout des épreuves qu’il avait traversées ?! Des sacrifices qu’il avait dû faire pour le retrouver ! Et pour quoi ? Pour se faire rabaisser et martyriser ?! C’en était trop !
− Je ne me connais pas ?! As-tu seulement conscience de ce que j’ai traversé pour venir ici ?! De ce que j’ai laissé derrière moi pour te retrouver, et de l’énergie que je dépense corps et âme chaque jour pour rien !
− Comment veux-tu rester lucide en te faisant laborieusement dominer par ta colère. Tu crois te connaître ? Laisse-moi rire, avec quelle partie de ton corps penses-tu te rattraper lorsque je t’aurai à nouveau fauché ? Le coude ? La main ? Ou peut-être vas-tu rouler sur le côté comme je te l’ai enseigné ? fit Elzear d’une voix sifflante en s’avançant vers Eldan.
− Ta chute à la con, je l’ai deux cents fois ce matin ! Deux cents fois ! répondit-il en reculant d’un pas.
− Et tu viens de t’écrouler sur le dos. Je parie sur ton coude pour la prochaine fois.
− Alors, vas-y, fauche-moi !
− Mon pauvre… Lalya ne voudra jamais de quelqu’un d’aussi pitoyable que toi.
C’était la phrase de trop.
Le coup partit de lui-même en direction de la mâchoire d’Elzear, mais Eldan se sentit percuté par une force contre laquelle il était strictement impossible de résister, et avant même que son poing n’ait effectué la moitié de sa trajectoire ; il s’étendit sur le côté en s’écrasant sur le coude.
− Peut-être la frappe la plus franche que tu as effectuée jusqu’à maintenant, bravo, dit Elzear en souriant. Sur le coude, comme je le pensais.
Eldan le regarda dans les yeux et comprit qu’Elzear n’avait pas pensé un seul mot du discours qu’il venait de tenir, il venait simplement de le manipuler comme un pantin pour qu’il perde son sang froid, et lui était tombé tout droit dans le panneau.
− Je suis désolé, répondit le jeune homme qui se sentait tout à coup terriblement bête, je me suis emporté et j’ai réagi comme un idiot…
Elzear s’accroupit et lui posa une main sur le torse.
− Je veux que tu comprennes une chose simple, expliqua-t-il d’une voix adoucie, ce que tu as à l’intérieur est à toi, et c’est à toi seul de le diriger. Pas l’inverse, pas comme tu viens de le faire… Lalya t’apprécie idiot, inutile d’être un devin pour le remarquer. Maintenant, lève-toi, respire profondément et abandonne ce qui te torture l’esprit.
L’entraînement reprit au bout de quelques minutes, Eldan simula les techniques de poings face à Elzear qui ne lui permettait la moindre erreur, le jeune homme était à présent calmé, et reconnaissait qu’il avait perdu son sang froid comme un vrai gamin.
Un autre exercice plus compliqué fut abordé, il s’agissait d’un enchaînement de frappes pieds-poings dans le vide ; Eldan suait à grandes gouttes et oubliait bien trop fréquemment un coup ou une parade, car les mouvements demandaient une concentration exténuante.
Par moment, son esprit se rétractait et subissait les assauts d’un tas de pensées qui le harcelait depuis qu’il avait quitté Aquira, comme ses sentiments brûlants envers Lalya, ou sa peur noire d’affronter Rha-Zorak, ou encore le cadavre de Nordal qui ne cessait de le hanter… Il venait d’oublier un direct gauche ; Elzear le fit recommencer.
Eldan se ressaisit, prit une grande bouffée d’air avant de se relancer, mais hésita avant de frapper, et se trompa dans un enchaînement qu’il avait déjà effectué des dizaines de fois ; aucun coup n’était donné avec franchise.
Le maître le fixa du regard, légitimement insatisfait.
− Faisons une pause, dit Elzear. Tu penses trop. Assieds-toi un moment, je vais nous chercher du thé.
− Du thé ?
− Tu n’aimes pas ?
− Si, mais…
Eldan ne sut quoi dire, il ne s’attendait pas à prendre le thé !
Le maître s’absenta et revint quelques instants plus tard, il portait un plateau en bois. Dessus, deux tasses en porcelaine et une théière.
Il déposa le plateau au sol, en face d’Eldan, puis s’assit en tailleur. L’attitude consciente et réfléchie, le dos droit, il désigna le récipient en porcelaine d’un geste souple et contrôlé.
− Une tasse…, dit Elzear, songeur. J’ai toujours trouvé cet objet stupéfiant.
− Ouais, c’est… pratique.
− Comme tu le dis : pratique.
Il remplit la tasse d’Eldan et le liquide s’écoula gentiment.
− Ne bois pas tout de suite, c’est bouillant.
Haïdalir retira sa main qui s’en approchait déjà ; Elzear reposa la théière sans remplir la sienne.
− Sais-tu pourquoi ma tasse est utile ? demanda Elzear en brandissant son récipient.
Eldan regarda son thé, fumant, puis répondit :
− La mienne est remplie, je ne peux donc plus rien y verser…
− Exactement. Ma tasse est utile parce qu’elle est vide. Si tu veux goûter à mon eau, tu devras d’abord vider la tienne.
Eldan hocha la tête et prit son thé entre les mains :
− Je suis cette tasse, n’est-ce pas ?
Il reposa sa boisson, puis demanda :
− Que suis-je censé comprendre ?
Elzear le regarda intensément, puis reprit la théière :
− En ce moment, ton cerveau est semblable à cette tasse.
Le maître versa encore dans le récipient d’Eldan ; le liquide déborda rapidement et s’écoula le long de la planche.
− Tu ne peux te concentrer, ni progresser, car ton esprit est tout simplement trop conditionné et saturé de pensées préconçues, comme cette tasse qui est rigidifiée par sa contenance ; alors qu’il doit s’imbiber de tout ce qu’il entoure en restant neutre, en restant vide.
Finalement, Elzear se servit à son tour :
− Ainsi je pourrai remplir ma tasse, absorber son contenant pour la vider à nouveau.
Eldan réfléchit un instant, puis saisit schématiquement l’état d’esprit qu’il fallait acquérir, et réussit à faire un peu de place dans le foutoir qui lui servait de cerveau, en recherchant l’émotion neutre et en comprenant qu’acquérir une telle perception demanderait un travail colossal sur lui-même, mais qu’il y arriverait. Chacun but tranquillement son thé, transformant chaque gorgée en une pensée qu’il fallait assimiler et chasser du même dessein.
La pause terminée, Eldan avait retrouvé un nouvel entrain ; il reprit le même exercice qui avait été stoppé quelques minutes plus tôt.
Ils passèrent le reste de la matinée à travailler différentes techniques de poings. Elzear lui montra des zones de frappe, telles que la mâchoire, le plexus et les côtes flottantes, ainsi que d’autres, plus dangereuses à n’utiliser qu’en cas de survie : les yeux, la gorge et les tempes. Eldan absorbait chaque nouvelle information avec avidité et progressait plus qu’il ne l’avait pensé.
La préparation physique fut à nouveau au rendez-vous pour l’après-midi, et arrivé en fin d’entraînement, il sentit que le précédent jour de repos lui avait fait du bien, malgré son saut d’humeur survenu en milieu de matinée.
− S’il te plait, explique-moi comment on fait pour calmer ton ami ? demanda Lalya qui semblait exténuée. J’ai étonnamment réussi à supporter son agitation toute la journée.
Devant la maison, Eldan regarda en souriant ses deux compagnons qui revenaient de Sulleda.
− Eldan ! cria Mornar qui sautait sur place. Tu ne devineras jamais qui j’ai vu en ville ! Je n’y croyais pas !
− Wahou…, fit Haïdalir, t’es excité comme si tu venais de rencontrer Silève.
− Quoi ? Comment tu le sais ?
− Comment je sais quoi ?
− Que Silève est ici ! s’écria Mornar.
− Silève est ici ? À Sulleda ?
− Exactement ! Je te laisse imaginer sa tête quand elle m’a vu !
− J’imagine surtout quelle devait être la tienne… Mais que fabriquait-elle ?
− En fait, son père est propriétaire d’une taverne à Sulleda − ne me demande pas pourquoi je n’en sais rien −, mais elle est en ville pour un moment et surtout, je sais où la trouver, elle travaille à la taverne du Petit Village.
− Oui, son père Léonard m’a dit avoir beaucoup voyagé.
Mornar réussit tant bien que mal à calmer son enthousiasme durant la soirée.