Melinir Tome 1 - Chapitre 37 - Le guerrier sur la colline

Chapitre 37 – Le guerrier sur la colline

Orkalot : Mammifère marin vivant près de la côte sud de Melinir. Il possède quatre grandes nageoires et une épaisse carapace sur le dos. Chez la plupart des spécimens, le corps dépasse les dix mètres de longueur, le cou pouvant mesurer la moitié de sa taille.
Depuis longtemps, l’Orkalot est utilisé pour transporter des passagers d’une rive à l’autre. Il répond à un instrument nommé la flûte des mers, qui produit des sons proches de ceux émis par l’animal.

Formes de vie – Encyclopédie du Savoir d’Aquira
Melinir Tome 1 - Chapitre 37 - Le guerrier sur la colline

   Eldan et Elzear avançaient bon train à travers un vaste pâturage en direction de la côte. Ils marchaient à l’ouest de Sulleda, recherchant l’Orkalot. Il était tôt en cette matinée de printemps, et pour une fois, un vent rafraîchissant leur fouettait le visage.

   Ils arrivèrent près d’un vieil érable bordant la rive, où Elzear s’accroupit pour déterrer un petit coffre. Il en sortit une flûte.

   − C’est ici que tu trouveras cet énigmatique instrument, sous la terre fraîche, à deux mètres de cet érable.

   Elzear posa ses lèvres sur la flûte et joua une douce sérénade qui s’éleva dans les airs pour cajoler l’océan. Quelques instants plus tard, l’Orkalot apparut près de la rive, Elzear s’approcha de l’animal et lui caressa la tête ; Eldan eut l’impression de voir un chat se faire bichonner.

   − Les Orkalots sont très doux, ils aiment le contact humain et se réjouissent de nous transporter, j’ai rarement vu d’animal aussi affectif. Leur grand cœur est incomparable.

   Eldan s’avança vers l’animal, le caressa à son tour, et l’entendit ronronner aussitôt.

   − Sa fine ouïe lui permet de capter la mélodie à des distances inimaginables, ajouta Elzear.

   Il lui gratta sous le menton, puis se pencha vers l’oreille du mammifère :

   − Retourne à l’eau… Ce sera pour une autre fois.

   Déçu, l’Orkalot prit tranquillement la direction du large, puis se retourna avant de plonger dans un élan gracieux et continu.

   − C’est un animal merveilleux, dit Elzear, heureusement pour lui que sa vitesse lui permet d’éviter les Strandales.

   − Où dépose-t-il ses passagers ?

   − Généralement à Horp, mais si les eaux sont agitées, il peut dévier à l’ouest.

   Le maître lui apprit la mélodie en lui indiquant les notes sans les souffler ­– pour ne pas rappeler l’animal. Il n’y en avait que trois, ce n’était donc pas compliqué à retenir, l’air se jouait selon cet ordre : un-trois-deux-trois-un ; le tout à exécuter trois fois.

   Une fois qu’Eldan maîtrisait la position des doigts et la mélodie, ils rangèrent la flûte dans son coffret pour l’enterrer à l’endroit convenu. Le jeune homme remarqua que l’océan était particulièrement brillant et admira encore une fois étendue d’eau qui se profilait devant eux.

   D’un signe de tête, Elzear lui fit comprendre que du travail les attendait, et ils revinrent au pas de course chez lui pour commencer l’entraînement.

   Il était encore tôt, une dure journée s’annonçait.

   Trois mois passèrent ainsi sans qu’aucun soldat, Huttlord ou autre émissaire de Rha-Zorak ne viennent perturber leur train de vie. Elzear et Aména ne s’étaient toujours pas plus ouverts à eux, mais les trois compagnons avaient appris à vivre avec ce genre de réserve personnelle.

   Le niveau physique, mental et technique d’Eldan avait pris une tout autre tournure qu’à ses débuts, il arrivait maintenant à travailler par lui-même et ne dépendait plus d’Elzear pour la majeure partie des exercices. Il avait acquis une maîtrise de son corps bien plus prononcée que lors des premières semaines, totalisant des facultés au combat à main nue et à l’épée singulièrement impressionnantes. En effet, comme tous les Haïdalirs, son chi impliquait un ascendant à présent évident de combattant. Sa carrure s’était élargie, divulguant une silhouette fine et de puissantes épaules qui lui conféraient une morphologie particulièrement athlétique.

   Mornar soulignait souvent à quel point il était choqué du changement d’Eldan. « Trois mois, disait-il, cela tire du miracle ce qu’il a fait de toi en trois seulement ! »

   Et par son plus grand contentement, le jeune homme avait enfin appris le combat à l’épée. Ils avaient passé les deux derniers mois à travailler différentes phases d’affrontement, toujours plus intensives. À présent, les duels se faisaient sous toutes formes : armés, désarmés, au corps à corps et au sol. D’autres se pratiquaient avec différents handicaps, l’un était armé et l’autre se battait à mains nues. Comme d’habitude, Elzear restait nettement supérieur à son élève, mais Eldan ne se décourageait pas et ne baissait jamais les bras, sans aucun doute la caractéristique la plus notable de sa personnalité.

   Eldan était à présent désarmé face à Elzear qui tenait un bokken à deux mains. Le maître l’attaqua verticalement, ce qui permet au jeune homme de sortir de l’axe, en subissant toutefois un tranchant circulaire qu’il réussit à éviter de justesse.

   − Recule plus rapidement, une épée ne pardonne pas, elle tue. Utilise la totalité de ton corps pour te déplacer. Le ventre et les hanches sont les premières impulsions, tout vient de là !

   Eldan se concentra pour appliquer ces principes ; et après quelques esquives, Elzear reprit :

   − Désarme-moi.

   Évitant deux coups, Eldan tourna autour de son adversaire, sans pour autant réussir à percer sa garde. Il se mit en situation réelle, et tenta deux autres entrées, mais rien à faire, le maître percevait chacun de ses mouvements.

   − Arrête d’essayer, fit Elzear. Fais-le !

   Ils travaillèrent ensuite différents types de déséquilibre où le but était d’amener l’adversaire à perdre sa verticalité ; le faire chuter devenait donc extrêmement simple.

   − N’oublie pas, dit Elzear. Qu’est-ce qui dirige ?

   − La tête.

   − Exactement, déséquilibre la tête, le reste suivra. Saisis-moi au cou.

   Eldan tendit un bras, mais avant qu’il n’ait pu atteindre la base de sa gorge, la main d’Elzear se calqua sur son oreille et lui bascula la tête sur le côté. Il perdit l’équilibre avant même d’avoir pu résister et se retrouva étendu au sol ; face à Elzear qui n’avait ni bougé ni bronché, comme s’il venait de jeter un vulgaire sac de patates.

   Elzear venait à nouveau de remporter un duel au bokken. Depuis qu’ils pratiquaient à l’épée, ils s’affrontaient des dizaines de fois par jour, pour maintenant forger Eldan aux techniques d’escrime ; et celui-ci était devenu un excellent bretteur.

   ­− Recommence !

   Eldan saisit plus étroitement son bokken puis se vida l’esprit. Il regarda Elzear qui faisait de même, puis analysa son déplacement de félin pour tenter de dénigrer la prochaine attaque ; le maître bondit ; tranchant circulaire. Eldan se crampa sur ses appuis, para sèchement, sortit de l’axe, et profita de l’occasion pour lui abattre son arme en diagonale. D’un bras, Elzear bloqua facilement son attaque et riposta aussitôt… une réaction immédiate qu’Eldan attendait au tournant. Il puisa dans son chi pour percuter le bokken d’Elzear ; les deux bâtons vibrèrent de plus belle et continuèrent leur danse avec plus d’intensité.

   Eldan tenta une botte interceptée par le maître qui la contra par une autre d’une rapidité renversante.

   Le duel se tenait à peu de choses près.

   Elzear frappa. Eldan para difficilement et dut reculer sous la puissance de l’impact. Dans un contrôle parfait, le maître se retourna et fit siffler son arme, obligeant le jeune homme à répondre à son assaut en enchaînant trois attaques. La troisième fut évitée avec une facilité déconcertante ; la légèreté de son déplacement trahit la force de son contre, et ils se percutèrent dans un bruit sourd.

   Eldan l’attaqua à nouveau, mais le maître, solidement crampé sur ses appuis, l’attendait en canalisant une extraordinaire quantité de chi pour briser son bokken dans un éclat assourdissant. Le jeune homme s’arrêta net, abasourdi par la violence de l’impact, car il ne tenait plus qu’un bâton brisé en deux, qu’il jeta sur le côté.

   ­− Ne t’arrête pas ! l’apostropha Elzear. Ne t’arrête jamais ! Ce n’est pas terminé ! Je ne suis pas désarmé.

   Sur ces paroles, le maître l’attaqua verticalement pour forcer Eldan à sortir de l’axe, lequel le désarma d’un coup de pied dans le poignet, puis termina en simulant deux frappes sur la carotide.

   Arrivé en fin d’entraînement, Elzear l’informa de leur prochaine tâche :

   − Demain, nous irons voir quelqu’un qui m’a beaucoup appris.

   Eldan fut surpris qu’il ne lui en ait jamais parlé :

   − Qui est-ce ?

   − Tu verras, répondit-il d’un sourire amusé.

   − Il habite à Sulleda ?

   − Non, plus loin sur la colline.

   − D’accord, je vois, abandonna Haïdalir, comprenant qu’il devrait user de patience.

   Eldan retrouva Mornar et Lalya devant la maison. Trois mois s’étaient donc passés depuis sa rencontre avec l’Orkalot, et son ami avait légèrement laissé pousser sa barbe, lui donnant un trait de ressemblance avec Nordal.

   − Nous avons revu Etimer, dit Mornar. Mais ne t’inquiète pas, nous ne lui avons pas parlé longtemps.

   − Bien.

   − C’est dommage, je trouve sa compagnie vraiment agréable, dit Lalya.

   − Je crois qu’il a un petit penchant pour elle, ajouta Mornar à l’intention de son ami.

   − J’espère que tu n’en as pas pour lui, rabroua Eldan en se tournant vers la jeune femme. Je n’ai aucune confiance en cet homme.

   Elle haussa les épaules, ce qui ne put avoir d’autres effets que de le troubler, et de lui faire serrer le poing à s’en faire craquer les doigts.

   − Bon, dit l’archer. Je vais voir ce qu’Aména nous mijote de bon.

   Il entra dans la maison, suivi par Lalya, qui se retourna vers Eldan pour lui déposer ses deux mains sur les épaules :

   − Je ne ressens rien pour lui, admit-elle à voix basse en déployant ce charme qui dévorait Eldan chaque fois.

   Elle se retourna et ouvrit la porte en lui offrant un rapide clin d’œil.

   Elzear réveilla Eldan plus tôt que d’habitude.

   − Suis-moi, il est temps d’aller le voir.

   Le jeune homme ouvrit les yeux, encore étourdi. Bâillant, il s’assit sur le bord de son lit et se massa les tempes.

   − Départ dans dix minutes, rendez-vous devant la maison. Aména t’a préparé du casse-pain pour le chemin.

   Eldan s’habilla en vitesse et quitta sa chambre, prit le casse-croûte ainsi qu’une pomme avant de sortir de la maison ; il était vraiment très tôt.

   Ils prirent la direction du sud en continuant de gravir la colline pour rejoindre de longues plaines verdoyantes. Un spectacle qui le rendit tout à coup nostalgique, car il s’était cru l’ombre d’un instant, de retour à Hatteron. Il détourna la tête à gauche et considéra avec appréhension la forêt tropicale qui bordait les pâturages sur le versant est, car des cris étranges s’en échappaient durant les nuits.

   Nageant dans ses pensées, Eldan ne put s’empêcher de se poser toutes les questions possibles au sujet de l’homme qu’il allait rencontrer – il s’agissait sans aucun doute d’un maître exceptionnel, pour avoir formé un combattant aussi redoutable qu’Elzear.

   − Est-il vieux ? demanda Eldan.

   − Tu verras, tu seras surpris.

   Le jeune homme grommela quelque chose d’inaudible, car les seules réponses qu’il lui offrait étaient « tu verras ».

   Après une heure de marche, ils abordèrent enfin le versant sud de la colline pour entamer une douce descente.

   − Nous y sommes bientôt, dit Elzear.

   Le maître s’arrêta et se tourna vers l’est pour sonder la lisière de la forêt qui s’étendait sur plusieurs kilomètres.

   − Nous le trouverons ici.

   Eldan se posait quelques questions.

   − Nous n’allons pas chez lui ?

   − Tu verras.

   Elzear mit deux doigts à la bouche et siffla d’un coup sec, libérant un son qui se répandit dans la forêt pour résonner en trois échos bien distincts.

   − Il devrait bientôt arriver. Attendons.

   − Tu le siffles ?!

   Eldan n’eut évidemment pas de réponse et comprit qu’il devrait encore user de patience lorsqu’Elzear croisa les bras pour scruter la forêt. Une réaction qui le troubla à nouveau, car il avait l’impression de le voir siffler un chien.

   − Il arrive, dit Elzear.

   Eldan resta bouche bée lorsqu’il découvrit le mystérieux inconnu, s’attendant à tout sauf à ça.

   Un tigre… c’était un tigre ! qui avançait d’une majestueuse et puissante foulée, avec une fourrure qui brillait au soleil comme un feu étincelant. Jamais il n’aurait pensé voir un tel animal ici.

   − Le seul spécimen vivant sur l’île, affirma Elzear, du moins, je n’en ai jamais vu d’autres. Je l’ai trouvé alors qu’il était encore bébé, ici même. Il était gravement blessé et je me suis occupé de lui afin qu’il puisse vivre par ses propres moyens. Malheureusement, je n’ai jamais su d’où il venait, car d’habitude, la plupart de ces félins occupent la Forêt des Penseurs. Mais celui-ci s’est retrouvé dans cette forêt pour une raison que j’ignore.

   « Je lui ai peut-être sauvé la vie, mais ce qu’il m’a enseigné en retour a largement dépassé mes attentes.

   Eldan écarquilla les yeux en se demandant s’il était vraiment sérieux ; Elzear poursuivit en lisant sans difficulté de l’incompréhension sur son visage :

   − Sa dextérité, sa puissance, sa souplesse… toutes ses caractéristiques m’ont permis de comprendre pourquoi il était aussi dangereux. J’ai longtemps observé cet animal pour m’améliorer en tant que pratiquant, en me basant davantage sur l’instinct que sur la considération.

   « Un geste de travers, et ce félin peut nous faire passer de vie à trépas sans aucune difficulté, c’est pourquoi j’ai dû apprendre à contrôler ma peur et à effacer toute trace d’agressivité de mon comportement.

   Elzear invita Eldan :

   − Viens le caresser.

   Le maître s’écarta de quelques mètres et laissa Eldan s’approcher du tigre qui se léchait la fourrure, et qui ignorait pour l’instant totalement sa présence.

   D’un geste rapide, le félin tourna la tête en direction d’Eldan, enfonçant très lentement ses griffes en terre ; il ne bougeait presque plus, visiblement prêt à lui sauter dessus. Le jeune homme hésita avant de continuer à avancer, en sentant pertinemment que l’animal ne tolérait pas son approche.

   Un rugissement féroce confirma son pressentiment et lui donna un rapide aperçu sur la puissance qu’il pouvait dégager. Il sortit les dents et avança la tête en lui offrant un regard qui en disait long sur ses intentions, une mise en garde qu’il ne fallait pas prendre à la légère.

   « Il va me réduire en morceaux… », se dit Eldan en reculant.

   Elzear comprit qu’il devait calmer le félin et s’approcha rapidement de lui avant qu’il ne bondisse sur le jeune homme. Après quelques murmures et deux chaleureuses caresses sur la nuque, l’animal se détendit et continua sa toilette comme si rien ne s’était passé.

   − Il se nomme Serhak, dit Elzear.

   − Et pourquoi voulais-tu que je le rencontre si ce n’est pour me faire dévorer ?

   − Pour que tu te prépares à effectuer une tâche que tu devras accomplir seul. C’est-à-dire l’observer, le comprendre, et l’approcher ; et tu auras intérêt à parfaitement maîtriser tes émotions.

   − J’aurai plutôt intérêt, effectivement, répondit Eldan en observant les canines de Serhak avec appréhension.

   − Mais ce ne sera pas pour aujourd’hui, nous reviendrons lorsque tu seras prêt.