Melinir Tome 1 - Chapitre 43 - Le seul qui décide

Chapitre 43 – Le seul qui décide

Loctal : Dieu des océans. Dans la mythologie méridionale, il est considéré comme l’une des divinités majeures. Sulleda la magnifique l’a toujours glorifié et le considère comme son protecteur. L’eau est devenue le symbole de la cité.

Croyances – Encyclopédie du Savoir d’Aquira

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Melinir Tome 1 - Chapitre 43 - Le seul qui décide

   Ils arrivèrent au pas de course chez Elzear. Aména les attendait devant la maison. La peur avait créé un mur de silence derrière lequel ils s’étaient réfugiés, un mur qui vola en éclats lorsqu’elle s’approcha d’eux.

   − J’étais morte d’inquiétude, dit-elle. Que s’est-il passé en ville ?

   Elzear s’avança près de sa femme, l’embrassa, puis lui prit tendrement le visage :

   − Il s’est passé quelque chose de grave…

   Il lui démêla rapidement la situation, puis se retourna vers Eldan :

   − Je m’occuperai de vos chevaux, quittez l’île à dos d’Orkalot. Te souviens-tu de la mélodie ?

   − Oui, un-trois-deux-trois-un.

   − Bien. Eldan n’oublie pas les livres, allez chercher vos affaires ! Maintenant ! Le temps vous est compté.

   Sans attendre, ils entrèrent dans la maison des Semenral.

   Eldan arriva dans sa chambre et se précipita sur son sac. Il prit bien soin de vérifier la présence des deux flacons et des deux livres, puis sortit et se dirigea vers la petite écurie pour dire au revoir à sa jument.

   Il la caressa :

   − Je viendrai te récupérer, je te le promets.

   Flèche-Noire poussa un hennissement rauque et apeuré ; elle savait qu’elle ne verrait plus son cavalier avant longtemps.

   Il quitta difficilement l’écurie en ayant conscience d’abandonner une compagne de longue durée. Il retrouva Elzear, Aména et ses amis devant la maison des Semenral, espérant que la folie de Rha-Zorak ne détruise pas cette demeure qui les avait hébergés pendant plus de trois mois.

   − J’ai peur que Sulleda subisse le même sort que Mirlion…, dit Lalya, revoyant les scènes d’horreur.

   − Je ne pense pas, estima Mornar. Mirlion était un petit village à la dérive, Sulleda est une ville très puissante. Les proportions ne sont pas les mêmes.

   − Êtes-vous sûr de ne pas nous suivre ? demanda Eldan à Elzear et Aména.

   − Je te l’ai déjà dit, notre foyer est ici.

   − Rha-Zorak est capable de tout, dit Lalya, si votre maison était attaquée ou pire encore…

   − Je sais de quoi il est capable. Nous resterons ici, vivants ou morts.

   Aména acquiesça d’un signe de tête en regardant son mari dans les yeux, sans ôter le masque d’affection qui embellissait son visage, malgré l’inquiétude qui s’y était mêlée. Eldan ne put s’empêcher de frissonner à l’idée de les perdre, car un drame allait probablement s’abattre sur la ville et tuer beaucoup d’innocents. Rha-Zorak allait bientôt faire parler son médaillon et laisser éclater une folie meurtrière sans limites.

   − Ne perdez pas votre temps, continua le maître. Vous devez vous en aller au plus vite…

   Eldan s’avança vers Aména.

   − Merci pour tout, je ne sais trop quoi dire à part merci. Et… bonne chance.

   Aména le serra dans ses bras, une larme à l’œil.

   − C’est naturel, dit-elle. C’est plutôt à toi que je dirais bonne chance.

   Lalya serra à son tour Aména dans ses bras, et ne put s’empêcher de verser une larme.

   − Au revoir…

   Mornar s’avança à son tour près de la cuisinière qu’il adorait.

   − J’espérais pouvoir déguster un dernier festin…

   Aména rit avec sympathie, et l’enlaça.

   − Tu le pourras.

   Eldan serra la main d’Elzear :

   − Merci pour tout. Ton enseignement m’a donné une véritable raison d’être. Je ne l’oublierai jamais.

   Elzear posa une main sur son épaule.

   − Surtout, continue de travailler, continue de t’améliorer en tant que pratiquant et en tant qu’être humain. L’un et l’autre sont intimement liés.

   « La clé de la réussite est enfouie au fond de toi.

   Eldan eut un élan de profond respect, il quittait un maître, il quittait un professeur. Mais surtout, il quittait un ami.

   Elzear s’approcha d’Eldan et lui murmura :

   − Encore une chose. Prends soin de Lalya…

   − Chaque seconde.

   Mornar lui fit ses adieux, à son tour :

   − J’espère ne jamais croiser le fer avec toi, même Alheam Nithril mouillerait son pantalon.

   − Je doute tout de même sur ce point, dit Elzear, riant calmement.

   Mornar lui donna une tape amicale sur l’épaule en le remerciant, puis se secoua la main :

   − Aïe ! J’aurais mieux fait de frapper un rocher.

   Lalya arriva devant Elzear.

   − Je suis consciente qu’il y a une part de ton passé que tu nous as toujours cachée, mais je la respecte à présent. Je m’excuse d’avoir douté de toi.

   « J’ai pleinement confiance en toi.

   − Merci, répondit Elzear. Ils sont chanceux de t’avoir à leurs côtés.

   − Mes visions sont…

   − Je ne parlais pas de ton don.

   Flattée, Lalya dit au revoir avec humilité à l’homme qu’elle redoutait autrefois.

   Rha-Zorak atteignit la porte est de la ville et éteignit les flammes qui le consumaient. Il enfourcha son Hodraque et s’éleva dans les airs, deux cents mètres au nord de la cité. Il s’arrêta là où les flèches ne pouvaient l’atteindre.

   D’une voix lente et brûlante comme la braise, il ordonna à l’animal de voler sur place.

   À cette hauteur, il surplombait toute la ville. Il toucha son médaillon et puisa à nouveau dans son pouvoir. Sa main noire, squelettique serra son talisman en songeant que son plan avait fonctionné à merveille. Le climat de cette région changerait irrémédiablement, mais il s’en moquait, son devoir envers son projet était bien plus important.

   Le ciel s’obscurcit, des nuages sombres, très sombres se préparaient et allaient bientôt marcher sur la ville. Un autre, gigantesque, se plaça derrière l’Éternel et prit les formes de son visage, dominant la cité.

   Eldan, Mornar et Lalya courraient en direction de la côte, à l’ouest. Lalya ne put s’empêcher d’étouffer un cri de terreur en voyant le ciel se couvrir comme lors de sa vision à Mirlion.

   Personne ne pouvait l’empêcher de déclencher ce cataclysme.

   Rha-Zorak était le seul qui décide.

   − Dépêchons-nous ! cria Eldan, nous y sommes presque !

   Une froideur mortuaire s’empara de l’air ambiant lorsque l’océan s’agita.

   Puis, le nuage, qui avait pris les formes du visage de Rha-Zorak se mit à parler d’une voix lente et basse, amplifiée par un écho qui résonna dans la cité.

   − Pacifiste. Je suis venu à Sulleda dans l’espoir de m’entretenir avec Lord Stencel pour une meilleure entente entre Sulleda et les peuples du désert…

   Chaque mot était prononcé avec une profonde lenteur.

   − Vous proposant une alliance à mes forces, reprit-il, proposant une meilleure sécurité, pour vous tous. Sulleda a refusé cette offre, et j’ai été correct, j’ai respecté ce choix.

   « Mais votre gouvernement a ensuite lâchement tenté de m’assassiner, alors que je me présentais seul, sans soldats.

   « Cette attitude est indigne à la volonté même de vivre. Cette ville n’a plus de sens à mes yeux !

   Eldan sauta à genoux pour y déterrer le coffre lorsqu’ils arrivèrent devant le vieil érable, puis en sortit la flûte et joua la mélodie. Une mélodie qui fit vibrer la surface des flots.

   Il reposa immédiatement l’instrument et ferma le coffre qu’il remit en place, puis le reboucha.

   − Eldan, regarde…, lui dit Mornar.

   Lorsque le jeune homme leva la tête et vit le visage épouvanté de ses deux amis, il comprit que quelque chose n’allait pas. Son regard se dirigea automatiquement en direction du nuage, ou plus spécifiquement sur ce qu’il y avait derrière…

   Eldan arrêta de bouger et ne put détourner son attention de l’horreur qui était en train de se préparer. Il rêvait, ce n’était pas possible…

   Une vague colossale s’élevait dans l’océan, au nord-est, et elle allait bientôt s’abattre sur la ville. Le sol commençait déjà à trembler et elle gagnait en hauteur.

   C’était la fin.

   Le visage de Rha-Zorak surplombant toujours la cité.

   L’Orkalot émergea des flots pour leur plus grand soulagement et s’approcha de la rive. Eldan se précipita sur la carapace, précédé sans attendre par Mornar et Lalya qui grimpèrent à leur tour.

   Ils se mirent à plat ventre et s’agrippèrent aux nombreuses prises que leur offrait la cuirasse du mammifère, qui fonça immédiatement en direction du large, éprouvant intimement l’anomalie que présentait ce changement de climat si brutal.

   La question qui tourmentait Eldan était : comment allaient-ils survivre à un raz de marée ? Ils ne pourraient de toute manière pas l’éviter, la seule solution était donc la suivante : forcer l’Orkalot à plonger assez profondément pour contourner la vague par le fond ; c’était leur seule chance de survie.

   Il possédait encore du Masque d’Air − la potion qui permettait de respirer sous l’eau − peut-être assez pour tout le monde.

   Il regarda dans son sac et sortit le flacon ; les deux tiers étaient vides. Ayant du mal à juger le volume qu’une gorgée pouvait soustraire, il estima ce qu’il en restait suffisamment pour trois, sans en être vraiment certain… de toute façon, ils n’avaient plus vraiment le choix.

   − Écoutez, dit-il, notre seule chance de survie est de contourner cette vague par-dessous. Je possède encore un fond de Masque d’Air, nous pourrons respirer sous l’eau le temps nécessaire.

   − Nous essayerons, dit Mornar.

   L’Orkalot se retourna et regarda Eldan dans les yeux, puis continua à nager en gagnant en vitesse.

   − Les Orkalots comprennent presque entièrement notre langue, dit Lalya. Il plongera à temps.

   − Bien, dit-il.

   Eldan tourna la tête à droite et observa avec inquiétude la vague qui prenait toujours de l’ampleur. Ce mur d’eau allait tout détruire ; Elzear, Aména, Frans, Xha, Kaiv… Non, ils ne pouvaient pas tous mourir, ce n’était pas possible.

   De toute manière, il n’y avait plus rien à faire pour eux, car maintenant qu’Eldan, Mornar et Lalya étaient en mer, ils ne pouvaient revenir sur la terre ferme.

   Loin de la côte, l’océan s’agitait et se rétractait pour nourrir une montagne d’eau qui grandissait à vue d’œil ; une vague meurtrière qui allait bientôt se déverser l’île.

   Rha-Zorak concentra assez d’énergie pour créer l’arme la plus destructrice qui n’avait jamais été utilisée.

   Sa voix balaya la cité dans un râle de mort :

   − Et Sulleda la magnifique, protégée par Loctal en personne, sombrera et se mêlera dans son symbole le plus sacré.

   Le moment était venu.

   Puisant dans les profondeurs de son médaillon, il leva les bras au ciel et les abaissa en direction de la ville avec puissance. Le raz de marée fut lancé.

   La vague les engloutirait d’une minute à l’autre, ils n’avaient plus beaucoup de temps. Eldan serra la fiole dans sa main droite en espérant que son plan réussisse.

   − Buvons ! cria-t-il.

   Il la tendit à Mornar qui en but une très fine gorgée, lequel la passa à Lalya qui regarda au fond d’un air inquiet ; il en restait tout juste pour une personne, et Eldan devait encore en boire…

   Elle dut faire le choix le plus difficile auquel elle n’ait jamais été confrontée, une décision nécessaire qu’elle devait néanmoins prendre et qui la conduirait à sa mort, la vie d’Eldan étant plus importante que la sienne.

   Elle posa la fiole sur ses lèvres et fit semblant de boire, sachant pertinemment qu’immergée, elle ne pourrait tenir sa respiration assez longtemps et perdrait connaissance au bout de quelques minutes. Elle se résigna à l’idée que sa vie allait sûrement s’achever d’ici quelques minutes et que son corps reposerait dans l’océan ; ce paradis qu’elle rêvait de voir depuis son enfance deviendrait son dernier lieu de repos.

   Elle rendit le Masque d’Air à Eldan.

   Le jeune homme but la dernière gorgée, et regarda la vague qui leur faisait face en jetant le flacon vide. Le niveau de l’eau s’abaissa, encore et encore. La hauteur du raz de marée dépassait de loin ce qu’il avait imaginé. Un mur de cent-cinquante mètres − qu’ils devraient traverser − se dressait devant eux.

   C’était le moment ou jamais. Eldan regarda l’animal et s’écria :

   − PLONGE !

   L’Orkalot mit la tête sous l’eau et arqua le coup pour parvenir à la verticale. Les trois amis furent aussitôt immergés et s’accrochèrent fermement à la carapace qui leur offrait de bonnes prises.

   L’animal nagea en direction du large, s’enfonçant toujours plus profondément dans la pénombre de l’océan. Eldan ressentit l’arrivée du raz de marée à travers une onde de choc.

   Le courant s’accéléra.

   La vague avançait rapidement, très rapidement. Elle toucha la côte quelques secondes plus tard.

   Et ravagea tout sur son passage…

   Sulleda était dans la terreur la plus complète. Des centaines de milliers de personnes criaient, courraient dans tous les sens. Certains parents protégeaient leurs enfants à l’abri d’une maison en sachant que l’inévitable allait se produire. Ceux qui habitaient au Sud partaient se réfugier sur la colline ; leur seul espoir de survie.

   L’eau continua son ravage.

   Muil Y’Sanga sortit de son temple pria Loctal, mais se résigna à l’évidence lorsqu’il vit la montagne d’eau avancer sur la ville. Il ferma les yeux puis sourit, toute sa vie n’avait été que découverte. Sa foi en lui était telle qu’il ne craignait pas la mort. Il contempla une dernière fois son temple, sa maison, sa vie. Le visage de Rha-Zorak rendit le ciel aussi noir que ses espérances. Mais pourquoi détruisait-il cette ville ? Pourquoi tuer autant d’innocents pour l’erreur d’un seul ? Il réussit tout de même à retrouver son calme lorsque la masse d’eau percuta les premières habitations dans un fracas inaudible.

   Une femme, assise devant un porche regardait Sulleda disparaître.

   Tout au nord, le port était soulevé à la verticale par le roulement de la vague, et les habitations volaient littéralement en éclats. Les jardins étaient décimés, les pavés, projetés dans les airs, les arbres déracinés. Le grondement de l’eau était tel, qu’il couvrait absolument tout.

   Un grondement. Terrible.

   Un roulement.

   Un tremblement.

   Certains courraient, d’autres s’étaient résignés à leur perte et attendaient que la vague les emporte ; la mine accablée, meurtrie de torpeur et d’angoisse.

   Une mère serra son enfant plus étroitement ; le pauvre pleurait et criait. Elle enfouit son visage dans ses vêtements, puis versa ses dernières larmes sur lui. Elle ferma les yeux.

   Le bruit de l’eau s’approchait, s’amplifiait. Elle sentit des gouttes, toujours plus grosses, ainsi qu’un vent glacial lui percuter le visage. Elle serra son enfant une dernière fois. Le grondement déchira ses tympans.

   La vague l’emporta.

   L’eau s’infiltra dans les ruelles et détruisit une à une toutes les statues de Loctal. Les bateaux étaient projetés sur la cité et l’hôtel de ville vola en éclats lorsqu’un tourbillon de débris le percuta à pleine vitesse.

   Le teint de l’eau vira au beige, puis au brun.

   Elzear, du haut de sa colline, observait le raz de marée détruire la plus belle cité de Melinir en tenant fermement Aména dans ses bras. Ils se regardèrent dans les yeux, sentant la fin approcher, puis s’embrassèrent.

   Il analysa à nouveau l’avancement de la vague sur l’île. Malheureusement, rien ne l’arrêtait, elle n’allait pas tarder à les percuter. La colline pouvait toutefois être assez haute pour créer un obstacle aux flots… en tout cas, des centaines de personnes s’y étaient réfugiées et y croyaient fermement. Le jugement final approchait.

   C’était la première fois que le mont abritait autant de monde, réuni au milieu des vastes étendues d’herbe à la lisière de la forêt tropicale de Serhak.

   L’eau se rapprochait.

   Le maître fixa intensément le raz de marée, l’affrontant de toute sa volonté.

   Quelques secondes plus tard, la vague percuta la colline dans une explosion colossale, dans une onde de choc terrible qui les traversa et qui coucha la majeure partie des personnes. Des jets d’eau s’élevèrent à plusieurs dizaines de mètres dans une détonation assourdissante ; Elzear les observait en attendant de voir si le reste suivait.

   Aména le serra encore plus fortement, ne pouvant lâcher son mari, ni affronter la mort en face.

   Rien. Il attendit encore quelques secondes. Toujours rien. Il regarda sur sa gauche… la vague – ou plutôt un amas boueux constitué des débris de la ville − avait continué son chemin et dépassé la colline !

   Un vrombissement de cris de joie et de tristesse couvrit le bruit de l’eau, et beaucoup tombèrent à genoux, s’effondrant sous la pression.

   Le haut de la colline n’avait pas été submergé par les flots.

   Elzear enlaça sa femme plus étroitement qu’il ne l’avait jamais fait, puis regarda plus loin au sud-est pour tomber sur Serhak qui se tenait immobile à la lisière de la forêt, et les observait. Personne ne l’avait encore vu, mais lui les scrutait les uns après les autres, et bien qu’il ne soit pas doté de parole, le maître y lut du soulagement : le même que tout le monde à être toujours en vie.

   Elzear pensa à Eldan, Mornar et Lalya en songeant qu’il les avait peut-être envoyés à leur mort ; il espéra de tout coeur qu’ils aient survécu.

   La vague perdit en hauteur après avoir dépassé la ville. Du haut de la colline, elle ressemblait maintenant à une coulée de lave − comme lorsque l’on étendait un liquide pâteux sur une trop grande surface. Elle se perdit dans les terres à quelques kilomètres de la cité, mais ne toucha aucun village environnant.

   Sulleda n’existait plus.

   C’était maintenant un champ de ruines et d’eau.

   L’Orkalot subit le typhon de puissance qui le déviait, et plongea toujours plus profondément en cherchant à nager plus vite, mais fut pris dans un tourbillon.

   Voilà deux bonnes minutes que l’animal luttait sous l’eau, et Eldan sentit son corps se faire aspiré par la force des courants marins dans une agitation terrible. Il serra plus étroitement sa prise, et regarda ses deux amis, qui semblaient tenir.

   Il vit des bulles sortir de la bouche de Lalya, ce qui n’était pas normal, car elle était censée respirer grâce au Masque d’Air.

   Son inquiétude fut remplacée par une autre : un second courant les emporta encore plus loin, plus rapidement, plus profondément. À présent, Eldan ne distinguait plus la surface et eut un accès de panique en imaginant ne pas pouvoir regagner l’air libre.

   Nageant avec difficulté, l’Orkalot se restabilisa et réussit à quitter le typhon. La vague était bel et bien passée, mais ils étaient encore à plusieurs dizaines de mètres sous l’eau et les flux marins étaient particulièrement violents.

   Eldan regarda Lalya qui secouait la tête en crachant des bulles, avant de se crisper contre la carapace de l’Orkalot pour ne plus bouger. Il vit ses yeux se révulser et les muscles de son visage se relâcher complètement. Sa bouche s’entrouvrit et ses paupières s’abaissèrent lorsqu’elle lâcha prise ; Eldan et Mornar − qui étaient de chaque côté − purent lui saisir les bras.

   Elle avait perdu connaissance.

   Eldan cria de toutes ses forces, mais n’eut aucun son en retour pour exprimer l’intensité de sa peur.

   Sentant la détresse de ses passagers, l’Orkalot entreprit de regagner la surface, car la vague était à présent loin derrière eux.

   Eldan espéra qu’elle tienne le choc.

   Ils agrippaient fermement Lalya pendant que l’animal tentait de regagner l’air libre, luttant violemment contre le courant qui le tirait dans les abysses. L’animal redoubla ses efforts, tandis qu’Eldan et Mornar se battaient pour rester cramponnés à la carapace et maintenaient toujours Lalya, inerte ; sa tête était repliée contre l’avant et ses jambes flottaient dans un laissé-aller total.

   « Plus vite, plus vite ! », se dit-il.

   De longues et interminables minutes défilèrent. Eldan jetait de fréquents coups d’œil sur la jeune femme, en espérant qu’elle ne soit pas partie pour de bon…

   Ils arrivèrent enfin à l’air libre, et l’animal, toujours en pleine vitesse, décolla de plusieurs mètres avant de retomber lourdement sur la surface.

   Lalya s’effondra sur la carapace, à plat ventre, sans reprendre connaissance. Eldan la retourna gentiment sur le dos, puis lui plaça la tête en arrière et commença un massage cardiaque.

   − Que s’est-il passé ?! cria Eldan, fou de rage. Elle était censée respirer bon sang !

   − Je ne sais pas…, répondit Mornar, horrifié.

   Eldan lui fit du bouche-à-bouche puis continua son massage cardiaque. Toujours rien, elle était probablement perdue, ce n’était pas normal. Comment le Masque d’Air avait-il pu être sans effet sur elle ? Ce n’était pas possible, elle ne pouvait pas mourir, pas elle… pas maintenant…

   Puis, il comprit.

   − Tu n’as rien bu ! cria-t-il. Tu n’as rien bu ! Il n’en restait plus assez… et tu t’es sacrifié ! Pour moi…

   Il serra les dents et sentit les larmes lui dévorer les yeux. Il continua le bouche-à-bouche, puis le massage cardiaque.

   − Eldan, lui dit Mornar en lui posant une main sur l’épaule.

   − Non.

   − Eldan…

   − NON ! hurla-t-il en se dégageant. NON !

   Il continua d’espérer pouvoir la faire revenir, mais elle restait inerte et très froide. Il prit son pouls ; elle n’en avait plus.

   L’archer eut une idée.

   − Eldan ! cria Mornar, donne-moi ton sac !

   − Pourq… tu as raison, le PurCiel ! Le PurCiel !

   − Dépêche-toi, fais-lui en boire ! dit Mornar.

   Eldan sortit le flacon de son sac, ouvrit la bouche de Lalya, puis versa la moitié de ce qui restait.

   L’un et l’autre croisèrent les doigts, attendant un mouvement, un clignement d’œil, une respiration, mais rien ne se passa. Eldan continua le massage, puis le bouche-à-bouche. Toujours rien. Il poursuivit durant de longues minutes, mais Lalya n’émit pas le moindre signe de vie.

   Elle était glaciale et inexpressive.

   Eldan perdit espoir et s’arrêta, cela faisait trop longtemps. Elle ne pouvait plus revenir.

   − Lalya…

   Il sanglota en lui passant une main derrière la tête et en plaquant sa joue gauche contre la sienne.

   − Reviens… reviens s’il te plaît… ne me laisse pas tomber maintenant.

   Mais c’était trop tard, il ne tenait plus qu’un corps sans vie.

   L’Orkalot émit une longue plainte tandis que Lalya gisait inerte sur sa carapace.

   Il resta collé à elle quelques secondes en repensant à son parfum de lavande, et se souvint de leur première rencontre, de leur premier baiser…

   Eldan se leva et dégaina Zaor :

   − JE VAIS LE TUER !

   Mornar lui posa une main sur l’épaule :

   − Calme-toi, s’il te plaît…

   − RHA-ZORAK ! JE VAIS TE TUER ! TU M’AS ENTENDU ?! TU ES MORT ! TOUS LES TREMBLEMENTS DE TERRE AU MONDE NE VONT PAS M’EMPÊCHER DE TE PLANTER ZAOR DANS LE CŒUR ! JE VAIS TE…

   Il se laissa tomber à genou et posa ses deux mains sur le visage de Lalya et fut pris d’un vertige et d’une envie de vomir. Il ne voulait pas la quitter, la perdre était trop dur. Son estomac se noua, la tristesse l’envahit, et se transforma en douleur lancinante. Il avait encore tant à lui dire, ce n’était pas possible, pas maintenant. Il serra plus fort le corps de la jeune femme. Son amour le lacérait, le détruisait et ne le laisserait jamais tranquille. Elle venait de lui offrir sa vie, de se sacrifier pour lui. Cette pensée le tortura davantage et il eut envie de hurler à nouveau, d’évacuer ce mal qui le rongeait. Il revit très clairement son sourire, sa douceur, sa voix… sa démarche, son élégance, sa manière de rire. Tous ces petits détails qui l’avaient rendu fou d’elle.

   Eldan crut sentir son bras bouger, mais ce n’était que son espérance qui lui faisait défaut.

   Il mit ensuite plusieurs secondes à réaliser qu’un spasme venait de la secouer, puis il lui prit la main.

   Son visage se crispa dans un nouveau spasme et elle lui serra le poignet avec une force étonnante, puis tourna la tête pour recracher de l’eau. Beaucoup d’eau. Elle posa un coude sur la carapace, se mit sur le ventre et régurgita ce qui lui bloquait la respiration.

   C’était un miracle, Eldan se posa les mains sur la tête, il n’y croyait pas. Mornar, lui, était resté figé, la bouche ouverte.

   − C’est impossible…, dit l’archer.

   − Lalya…, dit Eldan en l’aidant à se mettre sur le dos. Lalya, tu m’entends ?

   Elle fit oui d’un hochement de tête.

   − Je suis… toujours… là, dit-elle avec difficulté. Je ne pouvais pas… vous abandonner maintenant, qu’est-ce que vous auriez fait… sans moi…

   Il la serra dans ses bras et elle enroula les siens autour de son cou, en restant de longues secondes blotti contre lui. Des secondes qui lui parurent interminables.

   − Le PurCiel…, dit Eldan, le Purciel, c’est un miracle !

   − Aide-moi à m’assoir, dit-elle.

   Il la porta puis la posa délicatement sur le bord de la carapace de l’Orkalot, puis elle enroula à nouveau ses bras autour de son cou :

   − Je m’excuse, mais il n’y avait plus assez de Masque d’Air pour nous trois. Tu n’aurais pas pu boire après moi

   − J’ai pourtant pris le strict minimum, dit Mornar.

   − Je sais, dit-elle en souriant.

   Après avoir retrouvé une certaine stabilité, elle relâcha Eldan. Son teint restait très pâle, elle tremblait, et ses yeux se révulsaient encore par moment, mais elle revenait à elle.

   L’archer s’accroupit et la serra à son tour dans ses bras :

   − Bon sang de bordel, ne refais plus jamais ça. J’ai réellement cru que tu étais partie pour de bon et qu’Eldan allait partir à la nage pour tuer Rha-Zorak…

   Lalya eut un petit rire nerveux.

   − Je vais essayer, dit-elle avec les larmes aux yeux.

   Eldan la regarda avec plus d’admiration que jamais :

   − Je serai toujours là si tu as besoin de moi, tu m’entends ? Je serai toujours là pour toi… quoiqu’il arrive.

   − Disons que nous sommes quittes… Je te rappelle que tu nous as sauvés des Pillards il y a quelques heures.

   Elle observa l’île qui s’éloignait de plus en plus.

   − Regardez, dit-elle tristement en désignant Sulleda des yeux.

   Eldan et Mornar tournèrent la tête pour faire face à ce spectacle désastreux, terrible ; un amas gigantesque d’eau, de boue et de ruines.

   Le raz de marée avait tout détruit.

   Le jeune homme regarda un peu plus loin et pensa à Elzear et Aména qui était sûrement mort… comme Frans, Kaiv, Xha, Limouze, et leurs chevaux… Il ferma les yeux et sentit des larmes venir lui brûler les paupières. Il ne comprenait toujours pas comment un tel cataclysme s’était produit. Pourquoi détruire ? Pourquoi tuer ? Rha-Zorak était un véritable fléau. Il devait disparaître, et c’était à lui de s’en occuper, mais s’il échouait, qu’adviendrait-il de Melinir ?

   − Le haut de la colline n’a pas été touché ! s’écria Mornar.

   − Que dis-tu ?! dit Lalya.

   − Observez bien les arbres. Ils sont tous couchés ou déracinés jusqu’à une certaine hauteur. Ensuite, ils sont intacts, le sommet a été épargné ! S’ils n’ont pas quitté la colline, ils sont encore en vie.

   La nouvelle leur procura une véritable décharge d’énergie.

   − Je crois que tu as raison ! rugit Eldan. Bon sang, je crois bien que tu as raison !

   Le raz de marée avait détruit la ville, mais il ne s’était propagé qu’à quelques kilomètres en dehors de Sulleda. La vague était haute, mais n’accompagnait que peu de masse d’eau derrière elle.

   Ils se regardèrent les trois et réussirent à retrouver un minimum d’espérance.

   Chacun se coucha, épuisé, vidé, trempé. Puis, Eldan contrôla l’état des livres, ils étaient sûrement déchirés et inutilisables, mais ce qu’il vit le subjugua. Ils étaient totalement secs et intacts. Comment était-ce possible ?

   − Ils sont ensorcelés, lui apprit la jeune femme. Certains libraires passent par des sorciers pour les rendre résistants à toute épreuve.

   − Elzear a sûrement dû y penser, dit-il. Mais comment est-ce possible ? Un ensorcellement ne dure jamais très longtemps.

   − Sur des armes, oui, mais sur des livres, ils peuvent durer des années, je crois que le métal perd plus rapidement ses propriétés additionnelles.

   Il regarda Lalya avec un amour passionnel, mais véritable.

   Il aurait encore la chance de partager des moments en sa compagnie. Elle lui était revenue, et cette simple pensée l’emplit d’un réconfort sécurisant.

   Il prit le premier ouvrage, celui qui était lié au carnet d’entraînement d’Elzear et qui contenait donc toutes ses notes, puis l’ouvrit au premier tiers. Il tomba sur un texte qui, d’après la date de rédaction, avait été écrit par le maître il y a plus de trois ans :

   Haïdalir, son énergie ouvre toutes les perspectives et lui apprend qu’elle est puissance et raison, elle lui donne la force de passer au travers des obstacles, peu importe la forme qu’ils revêtissent, peu importe par qui ils sont dressés, peu importe la hauteur qu’ils atteignent. Elle lui offre la certitude d’avancer et d’ouvrir les portes. « Je suis volonté et je passerai », c’est ça le Don des Maîtres, c’est devenir celui vers qui toutes les énergies convergent, celui vers qui tout s’ouvrira, celui vers qui le monde entier posera un genou à terre.

   Ils voyagèrent quelques heures avant d’atteindre enfin la côte sud de Melinir.

   L’Orkalot les déposa sur un rocher qui bordait la rive, et Eldan caressa gentiment l’animal :

   − Merci, tu nous as tous sauvés. Rejoins le large. Repose-toi.

   L’Orkalot se mit à ronronner, puis regarda le jeune homme et lui adressa un signe de tête, lui indiquant qu’il avait compris ce qu’il venait de lui dire. D’un geste souple et gracieux, il se retourna et plongea dans les eaux.

   − Quel est cet endroit ? demanda Mornar. Où ma parole, Horp a drôlement changé en l’espace de quelques mois !

   − Je vois que ton sens de l’observation est resté toujours aussi efficace, dit la jeune femme qui scrutait alentour. Nous ne sommes pas à Horp, mais au Marais d’Ilirme. Restons sur nos gardes.

   Eldan avança vers ses amis, conscient des nombreuses épreuves qui leur restait à surmonter avant d’affronter Rha-Zorak, et de certains sacrifices qu’il aurait encore à faire, mais aux côtés de Mornar et Lalya, il se sentait confiant.

   Un élan de gratitude le submergea.

   Pour la première fois, il se sentait prêt à mettre fin au fléau qui détruisait Melinir depuis trop longtemps.

   Elzear était à genou, au calme, savourant ce moment de réflexion et de sérénité qu’il s’offrait quotidiennement. Il devait réfléchir à ce qu’il fallait faire maintenant que tout était détruit, et à comment sauver ce qui pouvait être sauvé. D’ici quelques minutes, il partirait avec un groupe de volontaires pour secourir les blessés, s’il y en avait…

   Il était seul, et s’était isolé le temps que son groupe prenne de quoi transporter des corps et le matériel nécessaire.

   Un battement d’ailes l’alerta aussitôt de la présence d’un Hodraque, et il ouvrit les yeux, sachant déjà à qui il avait affaire.

   Rha-Zorak.

   Qui se posa à quelques mètres de lui.

   − Alors c’est ici que tu te caches depuis toutes ces années, dit l’Éternel.

   Elzear ne laissa pas trahir la moindre appréhension, ni la moindre hésitation :

   − C’était inévitable, n’est-ce pas ? Nous devions nous retrouver un jour ou l’autre ?

   − Elzear…, reprit lentement Rha-Zorak en restant sur la selle de son Hodraque, tu sais très bien que tu es la seule personne sur Melinir envers qui j’ai du respect, malgré le mal que tu m’as fait…

   − Ton histoire de vengeance envers le gouvernement de Sulleda n’était qu’un leurre, tu avais prévu de détruire la cité bien avant de te faire tirer dessus. Tu savais très bien que Tyldo Faldas t’attaquerait. Je suppose que c’est même toi qui as transmis une fausse information à ton sujet, sûrement par le biais d’un Pillard.

   « Sulleda et son trafic maritime t’a toujours posé des problèmes et tu devais trouver un moyen de la rayer de la carte, tout comme tu l’as fait pour Mirlion.

   « Il n’y a jamais eu de contre-mesures, tu as toujours tout planifié…

   Rha-Zorak le regarda dans les yeux :

   − Très omniscient, comme tu l’as toujours été Elzear.

   − Que vas-tu faire maintenant ?

   − Ce pourquoi le Seigneur du Désert croît et s’étend. Je vais unifier Melinir sous mon nom.

   − Tu vas détruire Melinir.

   − Comme tu l’as dit, je planifie tout, mais au final, j’unifie.

   − La mort que tu répands, tu la récolteras un jour ou l’autre.

   − Le seul qui pouvait le faire est maintenant noyé dans les décombres de Sulleda, et Zaor engloutie avec.

   − Reviens sur tes projets ! N’envoie pas Melinir à sa destruction !

   Rha-Zorak se redressa sur sa selle avec un léger trouble dans le regard, puis saisit plus étroitement les rennes de son Hodraque. Il prit une voix résignée lorsqu’il s’envola :

   − Nous nous reverrons. Au revoir, mon cher frère.

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