Je regarde mon adversaire dans les yeux, et remarque qu’il n’est pas matériel.
Notes personnelles – Elzear Semenral
Le soleil se levait gentiment et la rosée rayonnait sur les pâturages au-dehors, tandis qu’à l’intérieur de la demeure des Semenral, Elzear embrassait sa femme et préparait le matériel pour la journée. Il se dirigea vers la chambre d’Eldan, puis frappa avant d’ouvrir :
− Voilà ta tenue, dit-il en lui lançant une vieille tunique qui ressemblait à celles que lui prêtait Merino. À table dans dix minutes.
Haïdalir ouvrit les yeux et regarda par la fenêtre ; il était tôt.
Il s’habilla, puis rejoint Elzear et Aména pour le petit-déjeuner en ayant une petite pensée pour Mornar et Lalya qui dormaient encore…
La tenue bleu nuit d’Elzear semblait elle aussi très légère ; le haut était principalement composé de soie et se terminait par des poignets en dentelle blanche.
− Aména contrôlera ton alimentation et fera en sorte que tu n’aies que le strict nécessaire, dit Elzear. Moi je ferai en sorte que ton esprit et ton corps deviennent aussi durs que de la roche.
Les deux hommes se dirigèrent ensuite derrière la maison où le début d’un long travail les attendait.
− Prêt ? demanda Elzear, le scrutant d’un habituel regard perçant.
− Oui.
− Alors, commençons…
Le maître leva le menton et se tint les mains dans le dos en fronçant les sourcils, son expression commuta elle aussi, comme s’il se métamorphosait. Il atteignait un niveau de concentration presque palpable.
− Tout d’abord, je vais te montrer ta position de travail. Agenouille-toi, je te prie.
Eldan s’exécuta.
− Voilà, assieds-toi confortablement sur tes talons, le dos droit, garde une attitude respectueuse, envers moi, mais surtout envers toi-même. Maintenant, pose tes mains à plat sur tes cuisses.
Eldan rectifia sa position jusqu’à ce qu’Elzear soit satisfait.
− Très bien, chaque jour je te poserai une question. Voici celle d’aujourd’hui : qu’est-ce que le combat ?
Eldan la trouva vraiment curieuse.
Ses chevilles commençaient déjà à brûler, car il n’était pas habitué à ce genre position.
− Pardon ? demanda le jeune homme.
− Qu’est-ce que le combat ?
Elzear s’avança vers Eldan.
− J’aimerais que tu fermes les yeux et y réfléchisses. Tu te lèveras seulement quand je t’en donnerai l’autorisation, c’est-à-dire lorsque je poserai ma main sur ton épaule ; tu ne me répondras qu’à ce moment précis.
Eldan acquiesça d’un signe de tête, puis ferma les yeux.
Les deux premières minutes défilèrent assez rapidement, il put réfléchir à sa réponse qui devenait de plus en plus claire.
Le temps semblait s’allonger, transformant les deux minutes suivantes en un flot continu de souffrance ; ses genoux lui faisaient mal, sans parler de ses chevilles qui le torturaient cruellement, mais il devait conserver la position bien qu’il sache déjà ce qu’il allait dire.
L’attente devenait aussi usante et désagréable que si on lui avait transpercé les malléoles avec un pieu, il voulait se relever, soulager ses chevilles, ses genoux, et hésita à le faire, mais la main d’Elzear ne lui avait pas encore permis.
La question maintenant n’existait plus, seule la douleur importait.
Mais quand allait-il enfin poser sa main ? Bon sang. À quoi bon le torturer pareillement ?
Eldan serra les dents et commença à grimacer, mais il se força à conserver la position… jusqu’à ce que la main du maître se pose sur son épaule droite, lui offrant la libération tant attendue.
Le jeune homme ouvrit les yeux, puis mit les mains au sol et se releva gentiment. Il n’arrivait presque plus à bouger ses chevilles, tant elles étaient ankylosées, et les massa pour réactiver la circulation du sang.
− Ton corps va s’habituer à cette position, et à force tu n’auras plus mal, ou presque. La douleur à tes pieds n’est que passagère, elle s’en ira.
« Alors, qu’est-ce que le combat ?
− Dans notre situation, je pense que c’est un affrontement entre deux êtres vivants.
− Une vision précaire.
« Le combat, continua-t-il, c’est lutter contre quelqu’un ou quelque chose. Ce n’est pas forcément une bagarre.
« À quand date ton dernier combat ?
Eldan réfléchit quelques secondes, puis répondit :
− C’était il y a quelques jours, à bord du Sirenie, j’ai dû affronter un Strandale.
− L’échauffourée n’a pas dû être facile, dit Elzear avec un sourire, mais je ne pense pas que cela soit ton dernier combat.
− Euh… si, répondit-il, pris au dépourvu.
− Non.
− Contre quelque chose ? Je n’ai rien dû combattre depuis le Str… à moins que… la chose n’existe pas ?
− Ton dernier combat date d’il y a quelques instants. Lorsque tu étais à genoux, lorsque tu souffrais à en avoir les larmes aux yeux. Il n’est pas forcément visible ou palpable comme tu viens de le préciser, et dans la plupart des cas, il se déroule à l’intérieur. Avant, tu combattais, et durement. Tu combattais ton envie oppressante de te relever, tu combattais la douleur, et tu l’as vaincue ; ça n’a pas été facile, mais tu as remporté le duel. Ton adversaire était à l’intérieur, et il était fort, peut-être plus fort que beaucoup d’autres auxquels tu as été confronté.
« Lors d’un combat, c’est très simple, tu n’as qu’une possibilité. Qu’une échappatoire. Qui aboutira forcément à l’avantage de l’un des deux concurrents. Mais c’est bien, je vois que tu conserves l’esprit clair, même dans la douleur.
− C’en était de peu.
− Que tu crois. Tes limites sont bien plus loin que tu ne le penses.
Il s’éclaircit la gorge avant de continuer :
− Le combat se pratique donc très fréquemment, et ton adversaire n’est pas forcément face à toi. Souviens-t’en, la vie est un perpétuel combat, à chaque instant de ton existence tu devras apprendre à ne jamais baisser les bras et à rester lucide.
« Maintenant, lève-toi. Voyons réellement ce que tu vaux.
Il lui donna une bande de tissu.
− Enroule-la autour de tes mains, c’est une protection.
Le maître fit de même et invita Eldan à venir se placer à son vis-à-vis :
− Encore une chose, avant tout affrontement, nous nous inclinerons mutuellement, c’est une notion de respect profondément enfouie dans la culture des arts martiaux. Il s’agit du salut.
Ils s’inclinèrent.
Eldan tenta de mettre en application le principe de la garde que lui avait apprise Merino, mais le combat à mains nues était tout de même différent et le jeune homme n’était pour l’instant pas du tout à l’aise. La crainte l’empêchait de se battre convenablement, car il sentait que le maître percevait chacun de ses mouvements et semblait savoir quelle serait chacune de ses attaques avant qu’elles ne prennent forme.
Elzear recula puis attendit, calmement, en garde, lui offrant une expression sereine et déstabilisante.
Eldan tenta un direct gauche, puis droit, mais Elzear était déjà hors de portée en sautillant d’un pied à l’autre. Eldan savait qu’il n’avait aucune chance, mais il devait apprendre à ne pas baisser les bras.
La crainte se dissipa.
Eldan poursuivit son assaut en frappant plus vite, mais il avait l’impression de se battre contre une ombre ; aucun de ses coups n’arrivait à destination. Il tenta un coup de pied, mais faillit perdre l’équilibre et continua avec un autre coup de poing qui ne toucha pas sa cible. Persévérant dans sons avancée, il enchaîna trois crochets qu’Elzear bloqua avec l’avant-bras droit, comme s’il balayait des mouches. Le jeune homme se retrouva avec un poing et cinq phalanges à deux centimètres du visage, mais il ne se laissa pas impressionner, bien que le coup l’aurait certainement assommé.
Il tenta de riposter.
Mais son bras se fit aspirer, c’est du moins ce qu’il ressentit, car il n’avait pas eu le temps de voir quoi que ce soit.
Elzear le contrôlait avec une clé.
Une douleur sifflante s’installa dans son avant-bras. Le maître contrôlait son poignet par une torsion insoutenable alors qu’il ne semblait fournir aucun effort, à l’inverse d’Eldan qui, écrasé comme un insecte se demandait si ses articulations allaient voler en éclats.
− Abandonne en frappant deux fois sur moi ou au sol.
Eldan ne voulait abandonner, il tenta de se relever, mais Elzear resserra la clé en fermant les yeux et en contractant sa ceinture abdominale. Le jeune homme se tordit de douleur et ne put s’empêcher de crier, puis sans attendre, frappa deux fois au sol ; le maître le relâcha immédiatement.
− Ce n’est pas trop mal pour une première fois, dit-il. Tes réactions instinctives sont adéquates, mais ta technique est… désastreuse. Tu bloques ton chi, il ne circule pas du tout et tu te prives d’une très grande puissance. Tu es désuni, trop crispé, tu manques de souplesse, de vitesse et d’explosivité. Ta structure physique n’est pas en place. Mais nous améliorerons tout cela, sans quoi, tu ne serais pas ici, n’est-ce pas ?
« Dans un premier temps, tu devras développer ton physique, c’est une chose primordiale. Endurance, résistance, force, vitesse, puissance, énergie et souplesse. Sans cela, autant tout de suite te planter Zaor dans le cœur.
« Commençons.
Eldan débuta par divers exercices de course et de sprints puis continua par des flexions de jambes qu’Elzear lui fit tenir sous toutes ses formes : statiquement, en vitesse, et en sautant. Vinrent ensuite les appuis faciaux dont Eldan ne compta plus le nombre, tant il dut en faire, encore une fois de différentes manières.
Puis, il travailla les abdominaux, c’était là qu’Elzear était le plus exigeant.
− Les abdominaux, dit-il, sont nettement plus importants que tu ne le crois. Ils protègent tes organes, constituent une réelle armure pour ton corps et permettent le bon maintien du dos, mais ils sont surtout de formidables générateurs de puissance en permettant les transferts de force des membres inférieurs vers les membres supérieurs, vice versa.
Ils se lancèrent dans des relevés de buste, des relevés de jambes, du durcissement et du gainage ; le groupe musculaire le plus travaillé.
Si l’entraînement avec Merino était difficile, celui-là était carrément atroce et le jeune homme se demanda s’il arriverait à supporter les autres sévices qu’allait lui infliger Elzear.
Pour terminer, il travailla sa puissance de traction en pratiquant des relevés à une barre, en variant la position des mains. Puis Elzear lui apprit encore différents types de gardes avec des lestes plus ou moins lourds à maintenir pour habituer ses épaules à conserver une tension musculaire, avant de le faire en descendant toujours plus bas.
Eldan pratiqua durant tout l’entraînement des exercices visant à améliorer sa condition physique, il ne vit pas la journée passer.
Elzear termina la séance par des étirements et de la relaxation.
Quand Eldan arriva à table pour le repas du soir, il était lessivé et sentait chaque muscle de son corps lui réclamer du repos.
Le maître, lui, paraissait en pleine forme. Il avait pourtant pratiqué chaque exercice à ses côtés et le jeune homme l’avait vu s’entraîner de manière nettement plus intensive pendant qu’il travaillait les positions de base.
− Alors, comment ça s’est passé ? demanda Mornar.
− Je suis à bout de force… je n’en peux plus. J’ai passé la journée à faire ces salop… d’exercices de renforcement.
Eldan remarqua que Lalya venait de se lever avec un étrange sourire. Il la vit humecter la partie supérieure de sa lèvre fine et pulpeuse ; une simple vision qui lui fit marteler le cœur. Il caressa des yeux les contours de sa silhouette élancée et contempla sa peau douce.
Aussitôt, il sentit ses doigts sur sa nuque, puis ses pouces sur ses trapèzes ; elle avait une énergie stupéfiante.
− Tu as de sacrés nœuds, je vois que tu as besoin d’un petit massage…, dit-elle d’une voix lente.
Eldan sentit ses épaules se relaxer, se relâcher, comme si les doigts de la jeune femme étaient ensorcelés ; son corps la remerciait.
− Mais il te faudra encore travailler si tu veux le mériter, dit-elle en ôtant subitement ses mains.
Eldan soupira :
− Pourquoi t’arrêtes-tu maintenant ? J’ai les épaules en miettes !
− Je t’ai dit, tu mériteras ton massage lorsque tu seras vraiment fatigué…
Mornar fit semblant de s’étrangler en avalant un morceau de pomme de terre, puis donna une tape sur l’épaule d’Eldan :
− La prochaine fois mon gars !
Ils discutaient entre eux depuis dix minutes, tandis qu’Elzear dialoguait à voix basse avec sa femme. Bien que le maître ait obtenu le respect des trois compagnons, il restait tout de même énigmatique et trop mystérieux pour qu’ils puissent leur accorder totalement leur confiance.
Le repas terminé, Eldan se rendit à l’écurie pour nourrir les chevaux, car aujourd’hui c’était son tour.
Il caressa Flèche-Noire et lui offrit une pomme. Comme à son habitude, il resta quelques instants auprès de sa jument pour s’assurer qu’elle aille bien, et pour retrouver quelques moments privilégiés qu’ils n’avaient plus eus depuis leur départ de Hatteron.