Melinir Tome 1 - Chapitre 30 - Une maison dans la tempête

Chapitre 30 – Une maison dans la tempête

Eau qui dort, souffle de mort.
Cyclone bruyant, s’évite facilement.

Genèse – Recueil des Dix Maîtres
Melinir Tome 1 - Chapitre 30 - Une maison dans la tempête

   L’entraînement débuta très tôt, comme la veille. Eldan enfila sa tenue de combat − qu’il commençait d’ailleurs à apprécier pour son confort et sa souplesse − puis rejoint le maître derrière la maison.

   Ce n’était qu’aujourd’hui qu’Eldan remarqua qu’Elzear avait pratiquement la même taille que lui, il aurait pourtant parié qu’il le dépassait d’au moins dix centimètres, mais apparemment la force et la prestance qu’il émanait le rendaient plus imposant qu’il ne l’était vraiment.

   − À genoux, dit-il.

   C’était la phrase qu’Eldan redoutait, mais il s’exécuta.

   − Durant ton voyage, quel événement symbolise pour toi la valeur des arts martiaux ?

   « Ferme les yeux et donne-moi ta réponse uniquement lorsque j’aurai touché ton épaule.

   Eldan ferma les yeux et repassa la totalité de son périple en tête, mais n’en fut pas plus avancé sur la réponse qu’il allait lui offrir, car la question était encore une fois très vague.

   Il pensa tout d’abord à son entraînement avec Merino, mais savait qu’Elzear ne cherchait pas une réponse comme celle-là, puis il songea à un événement bien différent : son premier affrontement avec l’Hodraque. Le jeune homme y trouva une bonne moralité : la bête, prise de panique avait fui et donc évité un combat sanglant. Le pouvoir de Zaor lui avait permis d’éviter la violence, « c’est peut-être ça en fin de compte, l’objectif n’est pas de battre l’adversaire, mais d’éviter qu’on ait à le faire, de tempérer la violence ».

   Le reste du temps passé à genoux ne fut que souffrance et résistance, des ingrédients qui constitueraient la base de son futur travail. Il devait tenir, tenir jusqu’à ce que la main d’Elzear lui en donne le signal ; ce qui prit cinq minutes de plus que la dernière fois.

   Libéré, Eldan grimaça de douleur et se releva lentement, puis offrit la réponse à son professeur qui lui parut satisfait.

   − C’est une version très bien fondée. Remporter un combat sans violence est un but que beaucoup ne prennent pas la peine de comprendre.

   « La réponse à cette question est personnelle et subjective, je vais t’en donner ma version. D’après ton histoire, tu as traversé la Région des Tempêtes, et t’es réfugié dans une maison ?

   − Oui.

   − Alors pour moi, la réponse est là.

   − Je ne saisis pas très bien.

   − Les arts martiaux sont pour moi « une maison dans la tempête ».

   Le visage interrogateur d’Eldan lui fit comprendre qu’il devait s’expliquer.

   − Cette maison dans laquelle tu t’es réfugié était une protection, un lieu qui te préservait de la violence du monde extérieur. Cette habitation a résisté au fil des années et quoiqu’il s’y soit passé, tu as pu y trouver un ancrage, un point de référence, une valeur de survie. Si cette maison avait mal été construite, la tempête aurait décimé ses murs, et cette protection, ce refuge aurait été anéanti.

   − C’est un blindage que l’on battit en nous et qui nous protège de l’extérieur ?

   − Si tu travailles dans un esprit libre et dépourvu de préjugés, oui. Ton esprit et ton corps devront être semblables à cette maison et posséder des fondations solides, pour que tu puisses y trouver refuge. L’angoisse, la peur, ou la colère peuvent devenir les préludes de cette tempête. L’art martial sera ton pilier, une valeur à laquelle s’accrocher et qui t’accompagnera dans la vie. Ce foyer te protégera tant que tu l’entretiendras.

   « M’as-tu bien compris ?

   − Je crois.

   Eldan réfléchit un instant aux paroles d’Elzear, puis en comprit la signification. Son art n’était pas seulement une manière de combattre, c’était avant tout une source de quiétude pour affronter les difficultés de la vie.

   − Bien, reprit le maître. Alors, continuons à bâtir cette maison. Dès aujourd’hui, tu commenceras à travailler le muscle le plus vital du corps humain : le cœur et son système respiratoire. Tu es prêt à courir ?

   La matinée se déroula en clin d’œil et fut axée sur l’endurance, comme l’avait dit Elzear. Ils coururent pendant une bonne heure, une heure qu’Eldan apprécia, car l’exercice lui était moins difficile, il avait donc peu souffert et put profiter du magnifique paysage, dont l’aspect exotique qui s’en dégageait rendait l’île bien différente du nord de Melinir.

   La suite des instructions lui fut plus stricte et plus difficile à exécuter.

   Eldan dut traverser la cour de nombreuses fois, en posant un genou au sol à chaque pas, avant de faire des dizaines et des dizaines de flexions de jambes.

   Midi arriva, Eldan était à bout de force alors qu’Elzear était dans une forme écœurante, lequel avait pourtant pratiqué chaque exercice à ses côtés. Le jeune homme engloutit les céréales, les œufs durs et les fruits qu’Aména lui avait préparés, puis se remit aux appuis faciaux, aux positions basses à maintenir, aux tractions, et aux relevés de buste qu’il devait effectuer par cinquantaine, et quand il croyait en avoir terminé, d’autres séries venaient s’ajouter ; un travail interminable.

   Elzear insistait continuellement sur la ceinture abdominale, qui selon lui était source de puissance et de solidité pour le corps.

   Le jeune homme termina son entraînement avec les jambes en coton, et surtout sans avoir abordé la moindre technique de combat.

   − Je ne vais pas apprendre à me battre en courant pendant des heures et en poussant le sol à longueur de journée, bon sang !

   Elzear ne broncha pas :

   − Tu ignores encore l’immensité des bienfaits de notre travail, ta maison doit posséder des fondations solides, on ne pose pas le toit avant les murs. Je t’enseignerai la suite lorsque tu seras prêt. Et là tu ne l’es pas.

   Eldan en avait marre de passer sa journée à suer dans la poussière, même s’il s’agissait d’une étape obligatoire ; il s’impatientait d’entrer dans le vif du sujet.

   Il avait la terrible impression de perdre son temps.

   − Mon pauvre ! s’écria Mornar. Je n’aimerais pas être à ta place.

   − Ouais, je ne sais pas si je vais tenir longtemps… le repas est prêt ?

   Les deux amis avançaient en direction de la maison et Mornar avait retrouvé Eldan pour échanger quelques mots.

   − Je crois que ça va être encore une fois somptueux… Cette femme est un don du ciel.

   Eldan ne put s’empêcher de rire :

   − Et ne pense même pas à la draguer où il va t’écarteler.

   − T’inquiète, je n’ai pas le courage de la regarder dans les yeux plus d’une seconde, même lorsqu’il n’est pas là. Sa façon d’avoir écrabouillé les deux Huttlords me fait encore froid dans le dos. Honnêtement, ce type me fout la chair de poule.

   Les deux amis prirent le repas du soir aux côtés de Lalya, Elzear et Aména, qui était assise aux côtés de son époux.

   La relation qu’ils entretenaient dégageait une aura de profondeur et de sincérité, les cheveux blonds d’Elzear se complétaient harmonieusement avec ceux d’Aména, d’un noir encre, leurs yeux bleu − océan et métallique − se mélangeant avec élégance.

   − Courbaturé ? demanda Elzear en regardant Eldan.

   − Je vais bien…, répondit-il en essayant de conserver un minimum d’amour-propre, avant de se résigner à la pure et simple vérité :

   « Non, j’ai mal partout…

   − Le début est toujours difficile.

   Aména servit ensuite le poulet dans les différentes assiettes tandis qu’Elzear découpait des tranches de pain d’avoine ; Mornar salivait en regardant le festin.

   − Tu es prêt pour demain ? demanda Lalya en s’adressant à Mornar, après avoir entamé leur plat.

   Mornar acquiesça d’un signe de tête en guise de réponse, tant il était occupé à manger.

   − Je vous conseille l’allée de La Marche Pâle, dit Aména, elle est merveilleuse.

   − Pourquoi, que faites-vous demain ? demanda Eldan.

   − Une petite découverte de Sulleda, lui répondit Lalya.

   − J’avais oublié que pour vous, c’était les vacances…

   Lalya l’interrompit du regard :

   − J’ai informé Merino de la situation.

   Son entrain fut réprimé par un voile de tristesse :

   − Je lui ai aussi appris pour la mort de Nordal et Shake…

   − Tu as bien fait… mais comment l’as-tu contacté ?

   − Pigeon voyageur, celui-là se rend au Conseil d’Aquira. Ne t’inquiète pas, même s’il était intercepté, personne n’en comprendrait le sens véritable. J’ai été très brève.

   − Bien, merci, dit Eldan avec un élan de gratitude.

   Elzear s’adressa à Mornar :

   − Il y a une École d’Archerie en ville, à la Rue des Sceptres. Tu devrais t’y rendre.

   − Merci, mais les cours ne sont pas gratuits, je n’ai pas beaucoup d’argent…

   − Tu pourras t’arranger, insista Elzear. Les tarifs sont nettement moins élevés qu’à Aquira.

   − J’y passerai, alors.

   − Encore une chose, ajouta le maître. Faites attention quand vient la nuit, la cité devient bien moins accueillante.

   − Nous savons nous défendre, lui fit remarquer Lalya.

   − Je n’en doute pas, mais Sulleda est une ville dangereuse la nuit, un incident est vite arrivé.

   − Notre première soirée nous a laissé un petit aperçu, dit Mornar en finissant sa bouchée.

   Le poulet fut dévoré en très peu de temps, forçant l’archer s’extasier sur la nourriture jusqu’à la dernière miette.

   − Mais je te promets qu’à force, s’arrêter de manger requiert une certaine volonté, sinon j’aurais dépassé la barre des cent kilos depuis longtemps, dit Elzear en regardant sa femme.

   − Heureusement, de la volonté tu en as à revendre, répondit Aména d’une voix douce, par contre, en ce qui concerne tes talents en cuisine…

   − Je crois que c’est effectivement impossible d’associer le mot « talent » à mon savoir-faire en cuisine, si ce n’est pour ôter leur saveur aux aliments.

   − Enfin une chose que je sais mieux faire que toi ! s’écria Mornar avec un sourire et une feuille de salade entre les dents.

   Eldan ne prit pas la peine d’écouter ses explications sur comment sa grand-mère lui avait transmis des recettes uniques qui n’existaient que chez les Egrel, et sur pourquoi leurs plats étaient tous variés et légers, et sur pourquoi sa famille avait la meilleure cuisine de Hatteron, ainsi que tous les autres détails qu’Eldan connaissait par cœur…

   − Je pense mériter ce fameux massage, ce soir ? demanda-t-il en regardant Lalya du coin de l’œil.

   À ce moment, Elzear s’adressa à sa femme :

   − Toi aussi, d’ailleurs, tu m’en as promis un ?

   − Oui, répondit-elle, j’ai dû dire ça hier, dans un moment d’égarement…

   Elzear se leva de table et s’étira les bras avec un sourire assouvi sur le visage, car se détendre était une activité presque proscrite de ses habitudes, leur disait souvent sa femme.

   − Je vous souhaite une bonne soirée ! dit-il avant de se diriger vers leur chambre.

   − Bon, je vais aller me briser les doigts ! dit Aména en se levant de table. Bonne nuit.

   − Bonne nuit, répondirent-ils.

   Aména quitta la table pour rejoindre son mari.

   − Tu n’as pas répondu à ma question, continua Eldan.

   − Je comprends qu’elle se casse les doigts, nota Lalya, elle devrait le masser à coups de poing…

   Il insista du regard.

   − D’accord, céda-t-elle. Va t’allonger sur ton lit.

   Eldan sentit une bouffée de chaleur l’envahir, et bien qu’il aille se décontracter, son cœur se mit à tambouriner comme s’il gravissait une montagne en courant.

   − Ne vous inquiétez pas, ne faites pas comme si vous me laissiez seul à table ! beugla Mornar.

   − Désolé, dit Eldan. Je dois me réparer !

   − Je vois, je finis la soirée avec le fantôme de la maison…

   Ils prirent les escaliers pour se rendre dans la chambre d’Eldan.

   − Et ça se prend pour des guerriers…, ronchonna l’archer.

   Haïdalir ôta sa tunique et s’allongea sur le ventre, puis sentit les hanches de Lalya se presser contre les siennes.

   Son dos était noué et douloureux, c’était donc avec crispation qu’il sentit les mains fraîches et fermes de Lalya se mettre au travail ; chaque pression semblait dénouer un muscle, c’était parfait, doux et énergique.

   − Effectivement, dit-elle, tu as le dos plus que noué. La pression te convient ?

   − Parfait.

   Eldan aurait souhaité qu’elle ne s’arrête jamais, et qu’elle se couche à ses côtés pour y passer la nuit ; il hésita même à se retourner pour lui poser la question, mais ça aurait été la chose la plus stupide à faire ; il avait trop peur de sa réaction… c’était un comble ! Il avait sans hésiter combattu un Strandale, mais là, il ne pouvait s’ouvrir à Lalya et lui dire qu’il était fou d’elle depuis qu’il l’avait rencontré.

   Ou peut-être valait-il mieux que les choses restent ainsi ?

   Elle le massait avec vigueur en faisant rouler ses pouces jusqu’au bas de sa nuque, puis réussit à dénouer un autre nœud bien enfoui ; le jeune homme en eut la chair de poule.

   Quand le massage arriva à terme, Eldan était à moitié somnolent et sentit la bouche de Lalya s’approcher et l’envelopper de son odeur de lavande.

   − Bonne nuit…, murmura-t-elle à son oreille.

   Eldan avait décidé de prendre son courage à deux mains, de se retourner et de lui dire ce qu’il avait sur le cœur ; c’était pourtant si simple, il était sorti avec un tas de femmes, ça ne serait pas sa première déclaration, mais elle… elle était différente.

   Il se retourna, prêt à surmonter sa peur, mais ravala finalement ses mots.

   Elle n’était déjà plus là.

   Eldan reposa sa tête en soupirant ; il ne savait pas si son sentiment était constitué de frustration ou de soulagement, puis sombra dans le sommeil en se débattant avec ces pensées.

   Le reste de la semaine fila comme un éclair. Haïdalir continuait l’entraînement intensif qu’Elzear lui concoctait où chaque muscle de son corps était travaillé, renforcé, tonifié, étiré, durci… Les exercices réclamaient une complète implication, il n’avait jamais poussé son corps aussi loin, mais sentait déjà les résultats.

   Chaque matin, à genoux, il devait réfléchir aux valeurs que lui apporterait son apprentissage des arts martiaux, et à ce qu’il devait encore construire et découvrir en lui.

   En fin de semaine, le maître lui donna un jour complet de repos.

   Mornar, lui, s’était inscrit à l’École d’Archerie à mi-temps en y participant trois journées par semaine, un arrangement à moindre coût.

   Lalya aidait fréquemment Aména aux différentes tâches ménagères et sympathisait de plus en plus avec elle ; la jeune femme apprit davantage à la connaître, sans pour autant pouvoir la cerner.

  Elle commença aussi à s’entraîner, en répétant des enchaînements à l’épée, car il ne fallait pas perdre la main et elle aimait la grandeur de l’espace à disposition. Ainsi, elle passait la majeure partie de son temps entre ses entraînements personnels et sa contribution à l’entretien de la maison.