Relève-toi sans craindre
Genèse – Recueil des Dix Maîtres
De tomber simplement
Chute, chute et rechute
Pour te relever fièrement
C’est en tombant que tu apprends

Eldan, Mornar et Lalya profitaient du début de soirée qui s’annonçait tempéré. Tous trois étaient assis sur le banc de bois installé devant la maison des Semenral ; une légère brise soufflait sur ce versant de la colline et Sulleda rayonnait de mille torches dans le crépuscule.
Le jeune homme repensa à sa nouvelle tâche et réfléchit longuement à comment approcher Serhak. Il ne cessait de se questionner sur l’état d’esprit qu’il fallait obtenir, cette forme de quiétude qui devait transparaître à travers son comportement, et surtout, comment réussir à ne dégager aucune émotion.
Cela avait marqué Mornar qui trouvait le concept un peu étrange, lui qui avait déjà peur de ces animaux.
− Un tigre ?! demanda-t-il encore une fois. Mais, il est devenu dingue ! Comment veux-tu approcher un tigre sans te faire dévorer ?!
− Je devrai bien trouver une solution, dit Eldan.
− Tu y arriveras, dit Lalya en lui posant une main sur l’épaule.
− En tout cas, bonne chance, lança Mornar en se levant. J’espère que tu ne prendras pas trop au sérieux cet exercice, car je n’ai pas d’ouvrir cette bestiole pour te récupérer.
Eldan réfléchit un instant, puis continua sur un autre sujet :
− Lorsque nous aurons quitté l’île, j’aimerais retrouver Alheam Nithril.
− Nous mènerons notre enquête en chemin, acquiesça la jeune femme, mais il ne faudra pas perdre de temps avec lui si nous ne le trouvons pas.
− Je sais…
Ils discutèrent de la suite de leur projet pendant une bonne demi-heure. Ils arrivèrent tous à la même conclusion selon laquelle ils rejoindraient Aquira et organiseraient le suivi des opérations avec Merino Dubir. Ils convinrent aussi de passer par Nimendal, la fameuse cité construite dans la forêt, dans l’espoir de consulter sa bibliothèque, qui était réputée être la plus importante de Melinir. Eldan espérait trouver dans les archives des informations au sujet de Rha-Zorak et d’Alheam Nithril.
La discussion touchant à sa fin, Mornar s’étira puis plaça quelques mots en bâillant :
− Bon, je vous laisse, je vais me coucher…
− Bonne nuit, répondirent Eldan et Lalya.
Le jeune homme remarqua que le fait d’aborder ce sujet atténuait la légendaire motivation de Mornar. Ce qu’il comprenait, en un sens, car l’archer avait trouvé chez les Semenral une vie agréable et moins dangereuse que les épreuves qu’ils avaient endurées à travers Melinir ; et il est devrait tôt ou tard s’en défaire.
Une fois seuls, ils s’amusèrent à contempler les étoiles qui devenaient de plus en plus visibles.
− Lalya ? demanda Eldan.
− Oui ?
− Quand nous retournerons à Aquira, j’aimerais que tu reprennes tes anciennes occupations et ne te préoccupes plus de notre projet. Ton aide nous a déjà été plus que précieuse, mais je m’en voudrais à vie s’il t’arrive quelque chose… et Merino aura besoin de tes services.
C’était à contrecœur qu’il disait ça.
La jeune femme le scruta des yeux pour lui offrir une étincelle de lumière, avant de le crocher tendrement du regard − une seconde qui lui parut une éternité.
− Non, je resterai à tes côtés. Ne me pose plus ce genre de question, ma décision est prise depuis longtemps.
Elle lui offrit un sourire affectueux pour intercepter la protestation qu’il s’apprêtait à formuler.
− Tu sais très bien que je serai plus utile à tes côtés qu’en restant à Aquira.
Eldan soupira, car il ne savait pas s’il devait se réjouir de son soutien, ou s’en soucier, car ses sentiments voguaient entre l’envie d’être à ses côtés et la peur de la perdre.
− Ne t’inquiète pas, lui souffla-t-elle doucement. Il ne m’arrivera rien.
Le jeune homme tourna la tête, espérant de toutes forces qu’elle dise vrai. Il chassa vite ses pensées qui le torturaient pour les remplacer par une autre moins importante, mais plus agréable à assimiler : son parfum.
− Il y a quelque chose qui me préoccupe, avoua-t-il.
Lalya haussa les sourcils d’un air surpris :
− Quoi donc ?
− Comment fais-tu pour sentir la lavande en permanence ?
Elle éclata de rire.
− Désolé, dit-elle en en reprenant son sérieux. Tu n’es pas le premier à me le demander. Je ne me parfume pas toutes les dix minutes, c’est mon odeur corporelle…
− Ah bon, ça me préoccupait depuis notre départ d’Aquira, ajouta le jeune homme, riant.
Elle secoua la tête en lui donnant un léger coup de coude, qu’Eldan bloqua machinalement.
− Petit réflex.
− Wahou… je vois que monsieur s’est amélioré.
− Heureusement. De l’ironie ou de la provocation ?
Elle lui saisit rapidement les deux bras. Eldan pivota les poignets vers l’extérieur pour se libérer et lui agrippa à son tour les avant-bras.
− Tu ne peux plus rivaliser, dit-il d’un air narquois.
Elle ramena une jambe sur le banc pour le regarder ; elle ne le lâchait plus des yeux.
− Qu’y a-t-il ? demanda le jeune homme.
− Tu as beaucoup changé depuis notre première rencontre.
Elle lui sourit et posa une main sur sa joue.
− Toi tu es toujours restée aussi jolie… ce que j’ai ressenti envers toi n’a jamais changé depuis la première fois que je t’ai rencontré.
− Un bon sentiment j’espère.
− Tu sais très bien lequel.
Ce fut une vague de douceur et de tendresse qui l’envahit lorsqu’elle se rapprocha de lui. Il posa à son tour une main derrière sa tête et sentit la délicatesse de sa chevelure caresser le contour de ses doigts, sans réussir à détacher son regard du sien. L’un et l’autre franchissaient l’espace superflu qui s’était formé entre eux, ne pouvant résister à ce lien réel qui les unissait, et qui les resserrait de plus en plus. Leurs têtes se confondèrent dans un même élancement jusqu’à ce que leurs lèvres ne fassent plus qu’un ; un baiser qui sembla durer toute une vie, et qui procura à Eldan un sentiment indescriptible, un concentré de bonheur et de bien-être.
Son souffle rafraîchissant et sa langue langoureuse lui offrirent la sensation de se lover dans un lit de nuages et de douceurs. Il ne réalisait toujours pas ce qui était en train de se produire ; il était en plein rêve… malheureusement, une larme tomba sur son visage et le ramena à la réalité.
Les lèvres se séparèrent et Eldan toucha sa pommette… il s’agissait bien d’une larme, mais elle n’était pas la sienne.
Lalya tourna la tête, les yeux ruisselants.
Il décoda une détresse inattendue sur le visage de la jeune femme et en eut le ventre noué.
− Je m’excuse, je ne voulais pas…, dit-elle. Nous ne devrions pas… il serait mieux que nous restions amis… Je ne peux pas…
Chacun de ces mots lui fit l’effet d’un coup de poignard, une douleur à laquelle il ne s’attendait pas et qui le figea sur place.
− Mais… pourquoi ? Qu’y a-t-il ?
− Je n’ai pas envie d’en parler… Je suis désolée de m’être laissé aller. Il vaut mieux que nous oublions ce baiser.
Elle essuya ses dernières larmes, puis regarda Eldan.
− Je te l’ai déjà dit, je te suivrai jusqu’au dénouement de notre travail, mais nous devrions rester de simples amis.
− Je ne comprends pas… pourquoi changer d’avis aussi soudainement… ? Qu’y a-t-il bon sang ?!
− Rien… je te l’ai dit, c’était un écart de ma part…
− Tu sais que je t’aime…, soutint Eldan. Depuis la première fois que je t’ai vu, chez Merino, j’ai n’ai jamais cessé de penser à toi. J’ai essayé de m’en dissuader, mais rien à faire, je ne vois que toi… je ne peux plus te le cacher.
Elle ne répondit pas, ce qui lui souleva un déferlement de colère et d’incompréhension.
− Pourquoi ne peux-tu pas ?
− C’est personnel. Sache juste que je souhaitais éviter une telle situation… je suis désolée…
Le jeune homme respira profondément et se concentra sur lui-même. Il réussit à se réfugier dans cette maison qu’étaient les arts martiaux, cette demeure qui le protégeait de la tempête.
Tous deux restèrent une longue minute sans se parler, une très longue minute qu’un silence latent avait rendue infranchissable.
Alors qu’il se focalisait sur les bienfaits de sa maîtrise corporelle, la douleur s’en allait peu à peu, la colère s’atténuait gentiment pour laisser place à un peu de sérénité.
Il regarda à nouveau Lalya qui fixait le sol, plongée dans une incompréhension et dans une peur qu’il n’arrivait pas à déchiffrer.
Il se leva.
− Bon, si tu désires garder le silence, je pense que nous n’avons plus rien à nous dire ce soir, je te souhaite une bonne nuit.
Lalya ne broncha pas, le regard toujours impassible, puis soupira lorsqu’Eldan ouvrit la porte d’entrée ; il crut entendre un fragile « bonne nuit » une fois à l’intérieur.
…
Le sommeil fut agité, les rêves vagues et angoissants, comme si la désillusion de la veille avait ouvert les portes à ses inquiétudes. Eldan se réveilla au petit matin avec un sentiment de dépit, car il avait caressé l’idée de pouvoir entretenir une relation avec Lalya et peut-être de construire avec elle un avenir commun, mais son attitude déconcertante lui avait fait comprendre que ça n’arriverait jamais. Pourquoi ne pouvait-elle pas simplement se libérer ? Qu’est-ce qui la retenait pareillement ? Elle affirmait qu’Elzear jouait un rôle et ne s’affichait pas honnêtement envers eux − un soupçon probablement véridique −, mais au moins lui restait concis et cohérent dans sa manière d’être… Lalya savait le mal que ça lui faisait.
Eldan souhaitait se raccrocher à cette étincelle d’affection qu’il avait perçue dans ses yeux, cette lueur de bonheur, mais il ne voulait pas se torturer non plus. Il décida finalement qu’il fallait oublier ce baiser au plus vite, en espérant que leur amitié n’en ait pas subi les conséquences.
Il respira un grand coup et se releva, concentré et prêt à tout donner pour l’entraînement qui allait suivre. Il retrouva Elzear qui l’attendait pour une longue course.
Le reste de l’échauffement fut habituel, et la suite des exercices pratiquée au sac.
Il se retrouva face au mannequin de bois en début d’après-midi et commença par des formes imposées, puis continua par des frappes instinctives. Il appréciait travailler avec cet outil, car il se sentait libre de réaliser les enchaînements qui lui plaisaient, et pouvait à présent fermer les yeux pour s’exercer sur chaque mouvement qu’il avait à effectuer.
Chaque geste lui venait naturellement, en se forçant conjointement à bien expirer pour acquérir toujours plus de solidité dans les contacts. Il ressentait le chi circuler en lui, comme une douce chaleur tonifiante qui le parcourait de haut en bas, passait d’une jambe à l’autre, pour se canaliser en son centre et se disperser avec plus de puissance.
Eldan se lava rapidement et remarqua qu’il n’avait pas pensé à Lalya durant l’entraînement − une manière de s’occuper l’esprit plutôt efficace −, mais il redoutait de la revoir après la désillusion de la veille.
Il retrouva Mornar qui rentrait de son cours d’archer, visiblement motivé et rempli d’énergie. Celui-ci lui proposa de sortir à Sulleda au soir, car Kaiv l’avait informé d’une fête majeure organisée chaque année en l’honneur de Loctal ; dieu des océans et protecteur de la ville. La célébration se déroulait en général vers mi-juillet, le seize pour cette édition. Eldan accepta donc avec joie pour profiter de la manifestation et se changer les idées.
Ils se retrouvèrent autour du repas du soir. Lalya se montra très naturelle, n’exprimant ni tristesse ni rancœur ; sauf quelques regards qui semblaient lui souffler discrètement « je m’excuse ». Un malaise − qui se corrigerait peu à peu avec le temps − s’était visiblement installé entre eux.
Après le repas, Lalya accepta aussi avec joie de se joindre à eux pour sortir à Sulleda, et ils se mirent en marche en empruntant le sentier poussiéreux qui menait à la cité, après que la jeune femme ait changé sa tenue pour une autre plus soignée et plus colorée. Des musiciens se faisaient déjà entendre lorsqu’ils arrivèrent à mi-chemin, il était pourtant tôt. La célébration avait dû commencer depuis un moment.
Ils pénétrèrent dans la rue Pied de la Colline − où résidait la taverne de Chez Limouze. Eldan remarqua que l’essentiel de l’animation avait été installé dans cette avenue, chaque établissement avait aménagé un bar prévu à cet effet devant son bâtiment. Un groupe de musiciens composé d’un violoniste, d’un flutiste et d’un chanteur faisait vibrer les toiles de tente et s’enivrait du public au bout de l’allée. Les plus motivés dansaient sur les tables et donnaient des coups de pieds dans les fûts pour faire sauter les bouchons de liège, provocant une détonation et des giclées de mousse ; tout le monde chantait et buvait.
Eldan remarqua les nombreuses statues de Loctal installées devant les édifices de l’allée, ainsi que les longs jets d’eau crachés par des fontaines de marbre.
− Le pouvoir de l’eau ! s’écriaient certains animateurs. L’eau, chers amis nous protège et nous fait vivre. Le symbole de Sulleda ! Loctal, notre dieu nous protège, son œil est sur nous !
Après avoir parcouru la rue et contemplé les différentes installations, ils se rendirent au stand le plus proche pour y siroter une cervoise. Eldan remarqua un visage connu qui s’approchait.
− Salut Xha, dit Mornar.
− Salut les gars, répondit-il. Ça fait longtemps ! Vous n’auriez pas vu mes deux acolytes ?
Ils eurent du mal à comprendre ce qu’il disait, car le brouhaha s’était particulièrement amplifié en l’espace d’une heure.
− Non, on vient d’arriver, l’informa Lalya.
− Faites attention, il risque d’y avoir du grabuge ce soir.
Il posa sa cervoise sur le bar, exactement au moment où un homme trapu surgit de la foule, apparemment furieux contre Xha ; il l’empoigna et le plaqua contre le comptoir.
− La prochaine fois que tu me parleras sur ce ton…
Eldan les observa sur le qui-vive, prêt à intervenir.
− Toujours en train de raconter les mêmes histoires…, dit Xha en secouant la tête.
L’homme était bien bâti et n’eut donc aucun mal à resserrer son étreinte, Xha grimaça et ajouta :
− Mince, tu n’as pas l’air de bonne humeur. Attends…
Il se retourna et prit son verre pour y boire une gorgée.
− Tu te moques de moi en plus ? vociféra-t-il.
− Je n’oserais jamais ! Mais ton soi-disant ami, si !
L’homme fronça les sourcils.
− Qui ?
− Alrich. Il avait l’air heureux comme un poisson dans l’eau avec ta sœur.
− Ma sœur ?
− Sauf si elle a une jumelle.
− Ne joue pas au plus malin, que veux-tu dire ?
− Elle a découvert le lit d’Alrich, ainsi que ses dessous de drap, si tu vois ce que je veux dire.
Son visage vira à l’écarlate, et Xha en profita pour ajouter :
− Il est à La Gorge d’Or si tu souhaites le retrouver pour un verre en toute sympathie…
L’homme le relâcha et partit précipitamment, laissant Xha se tourner vers les trois compagnons.
− Bon je dois vous laisser, lança Xha. Comme je le disais, il risque d’y avoir de l’agitation ce soir. Faites attention.
− Ne t’inquiète pas pour nous, dit Lalya.
Eldan se sentit bien vite transporté par l’ambiance festive qui régnait au sein de cette commémoration de Loctal. Il en profita pour commander une nouvelle tournée.
Silève arriva ensuite et sauta dans les bras de Mornar, puis salua Eldan et Lalya. Elle s’arrêta vers la jeune femme pour discuter de sa journée et de ses projets, ce qui permit à Eldan de parler en tête à tête avec Mornar.
− Nous nous sommes embrassés hier soir.
− Ah ouais ? Enfin !
− Mais ça ne s’est pas très bien passé… elle m’a dit ensuite qu’il s’agissait d’une erreur et qu’elle ne pouvait pas… J’étais pourtant sûr qu’elle éprouvait des sentiments… Je suis perdu.
Son ami le regarda les yeux grands ouverts.
− Je suis désolé mon gars, je ne peux malheureusement pas t’aider. Me connaissant, je risque d’empirer les choses.
− En tout cas, je l’aime, et ça me torture, mais il faut que j’arrête de penser à elle, sinon je vais devenir fou.
− Effectivement, répondit Mornar avec un sourire. Il te faut oublier cela. Nous serions à Hatteron, je t’aurais dit « fonce ! ». Mais là, il y a une tâche bien plus importante que nous devons garder en ligne de mire. Si elle change d’avis, tant mieux, mais ne précipite pas les choses, il ne faudrait pas créer des tensions entre nous, ce serait très mauvais pour la suite.
− Tu as raison, dit finalement Eldan en soupirant. C’est étrange…
− Quoi donc ?
− Tu as été de bon conseil…, dit-il en éclatant de rire.
− Espèce de s…
− Je vais plutôt aller nous commander deux cervoises !
Eldan se pressa de payer, il avait envie de fêter, de boire un coup, même si normalement, il ne devait plus forcer sur l’alcool, mais là il avait un irrémédiable besoin de se changer les idées.
La fête défila en un éclair, comme les tournées qu’ils s’étaient offertes à n’en plus finir. Son sentiment de vide ne se combla malheureusement pas avec les verres, mais s’amplifia cruellement en le forçant à recommander d’autres chopes, pour construire le fil de sa soirée avec des souvenirs brumeux.
…
Eldan se réveilla le lendemain avec un horrible mal de tête et une douleur cuisante à sa pommette. Il puisa dans sa mémoire pour reconstituer le cours des événements.
Il se souvint qu’un homme était venu vers eux, particulièrement remonté, car deux types s’amusaient à frapper un de ses amis, sans raison apparente. Il se souvint avoir soutenu cet homme, et lui avoir clairement dit qu’il allait l’aider à rectifier la situation. L’inconnu l’avait donc amené face aux deux individus qui, d’après ses vagues souvenirs, étaient bien plus grands que lui ; l’un corpulent et l’autre plus long. Il se rappela s’être énervé et avoir crié, puis avoir reçu en retour deux coups de poing au visage qui l’avaient fait tomber sur le dos. Mornar et Lalya étaient arrivés − alors qu’il se tenait le visage à terre −, pour l’aider à se relever, et pour prendre le chemin du retour…
Cette situation paraissait tellement lointaine et irréelle qu’il se demanda s’il ne l’avait pas rêvée. Malheureusement, il dut reconnaître que tout était vrai lorsqu’il ouvrit la bouche et ressentit une douleur sifflante dans l’articulation de sa mâchoire. Il effleura son visage du bout des doigts et sentit que son arcade était bien enflée, même bombée ; il devait avoir un bel œil au beurre noir.
Il se laissa tomber sur son lit en se tapant la tête.
« Mais qu’est-ce que j’ai fait… »
Il n’avait réussi qu’à se ridiculiser et ternir tout l’enseignement qu’il avait reçu. Il ne se souvenait même pas de l’affrontement, tant il était ivre. Quelle stupidité, de s’entraîner autant pour ne plus être maître de ses mouvements au moment opportun, et quelle idée de s’être mêlé à des problèmes qui ne le concernaient pas, il en avait déjà assez comme ça…
Il aurait tout donné pour revenir quelques heures en arrière et pour ne pas être allé se mêler d’une bagarre stupide. Mais pourquoi s’était-il comporté comme un idiot immature ? Et maintenant, il fallait faire face à Mornar qui n’allait pas se gêner de lui exposer les faits, et à Lalya qui ne devait plus avoir aucune considération pour lui, comme Aména ; mais il fallait surtout le dire Elzear. Il anticipait déjà son mécontentement, tant par sa volonté d’être allé chercher la bagarre, que par sa manière à s’être fait corriger comme un moins que rien.
Il décida de se lever pour demander à Mornar des renseignements sur ses absurdités de la veille, quitte à le sortir du lit.
Celui-ci grogna en se réveillant :
− Qu’y a-t-il ? dit-il en ouvrant un œil. Ah ! je sais, tu as des bleus et tu ne te souviens de rien ?
− Excuse-moi pour hier soir, j’étais stupide et…
− Complètement bourré. Ces deux gaillards t’ont flanqué une sacrée raclée, surtout le gros. D’ailleurs, cet idiot méritait une sévère dérouillée… mais pourquoi tu ne t’es pas défendu ? Tu n’as même pas réagi !
− Je… je ne me souviens plus vraiment, je n’avais plus le sens de la réalité. Mais que s’est-il passé exactement ?
− Cet homme est venu nous parler, il nous a dit qu’un de ses amis se faisait agresser. Tu as tout de suite voulu l’aider et tu l’as suivi.
« Je suis allé chercher Lalya et nous sommes venus peu de temps après. J’ai vu le gros te sauter dessus et te flanquer un coup de pied, tu es tombé sur le dos. Puis ils sont partis, mais je crois que tu avais reçu des coups avant que nous venions. Ensuite, nous sommes rentrés.
− Ce que je peux être stupide !
− Ne te fais pas trop de bile, c’est arrivé, point.
− Oui, mais j’étais incapable de me défendre…
− Tu n’as pas de blessures graves ?
− Non, enfin un bel œil au beurre noir… et un peu mal au coude d’ailleurs. Lalya, qu’a-t-elle dit ?
− Rien de spécial, elle a surtout eu peur pour toi, mais elle n’avait pas l’air en colère.
− Tant mieux. Bon je vais te laisser dormir. Merci.
− Bonne chance…
− Pourquoi ?
− Pour le dire à Elzear, railla Mornar en se retournant.
− Je crois que j’en aurai besoin…
Eldan sortit de la chambre et fut tenté d’appliquer du PurCiel sur son œil, mais il ne pouvait l’utiliser pour une blessure aussi insignifiante. Bien qu’il ait envie de masquer cette faute aux yeux d’Elzear, il devait conserver son ecchymose pour se rappeler ses erreurs. Il devait maintenant en assumer les conséquences.
Après s’être habillé dans une motivation peu désirable, il retrouva le maître derrière la maison ; celui-ci remarqua immédiatement son cocard.
− On a fait des folies hier soir ? demanda-t-il.
Il était apparemment debout depuis un moment, car il était en plein exercice et luisait de sueur. Il avait enlevé son vêtement supérieur pour une meilleure aisance aux frappes.
Eldan lui raconta l’incident en détail ; étrangement, Elzear ne sembla ni déçu ni fâché :
− Apprends seulement à mieux te relever.
Il avait parlé comme si Eldan venait simplement de se tromper dans un exercice, ce qui le surprit ; Elzear remit son haut de tenue :
− Suis-moi, nous allons marcher un peu.
Ils partirent vers l’ouest en longeant un petit ruisseau qui prenait sa source dans la forêt où vivait Serhak.
Le maître se tenait les mains dans le dos. Il regardait la rivière s’écouler tranquillement, savourant les caresses d’une fine brise, écoutant le doux bruissement de l’eau :
− Agir avec lucidité, c’est agir en harmonie avec nos émotions.
Il semblait calme et serein.
Il s’accroupit près de la rivière et trempa une main dans l’eau :
− Tout pratiquant devrait être comme l’eau. Quelle matière miraculeuse, l’eau. Versée dans une tasse, elle devient une tasse ; versée dans une théière, elle devient une théière. Elle s’adapte parfaitement à son environnement et reste sans contours définis.
Il frappa gentiment dans la rivière, puis continua avec légèreté :
− Tu ne peux la briser ni la saisir. Elle ne montre que ton reflet. Elle paraît douce et inoffensive, mais elle peut défaire la roche. Elle ne bute pas, elle se fond autour de l’adversaire. Elle est aussi synonyme de pureté, la même qui doit habiter l’esprit et les pensées… et je pense que dans ton état, en boire te ferait le plus grand bien.
Eldan regarda Elzear et ne put s’empêcher de rire.
Ils continuèrent leur marche sans trop parler. Eldan eut l’occasion de cogiter sur ses actes précédents, et sur les erreurs qu’il avait commises sur l’assimilation de ses émotions.
De retour chez Elzear, ils se penchèrent sur son entraînement quotidien, durant lequel le jeune homme s’impliqua plus que d’habitude, cherchant à se faire pardonner pour son manque de maîtrise.
La journée se termina et Eldan put retrouver Lalya pour s’expliquer sur l’incident de la veille. Heureusement, elle ne tarda pas sur le sujet :
− Bref, j’espère que ça te servira de leçon, avait-elle dit pour clore la discussion.
Eldan dut détourner son regard pour ne pas souffrir de ses sentiments.
− Mornar n’est pas là ? demanda-t-il.
− Il devrait bientôt arriver. Il était avec Silève.
Le jeune homme se sentait lourd de honte et d’ignorance ; il avait la désagréable sensation que son estime personnelle se brisait en mille morceaux.
Il ne se respectait plus.
Il n’était qu’un idiot sachant parfaitement se ridiculiser, et par-dessus tout incapable d’accomplir l’achèvement de son projet.