Melinir Tome 1 - Chapitre 2 - Hatteron

Chapitre 2 – Hatteron

Melinir : Nom originaire du Langage de l’Est, signifiant Mhel-Aihnir. Traduit littéralement par Terre-Mère, regroupant le continent et l’île du sud.

Origines – Encyclopédie du Savoir d’Aquira
Melinir - Tome 1 - Chapitre 2 - Hatteron

Eldan referma son livre, légèrement agacé de s’être fait soustraire de sa lecture et regarda la flèche tirée par son ami, qui était effectivement en plein centre de la cible.

   − Coup de pot, lui dit-il.

   − De la chance ?! Tu rigoles ?! Un coup de maître, oui ! Jamais tu n’y arriverais.

   − N’en sois pas si sûr.

   Mornar lui tendit son arc.

   Eldan se releva et posa son livre. Les batailles d’Eleamor attendraient, car maintenant, il devait lui faire ravaler sa fierté, et même s’il savait que Mornar était plus habile que lui, s’avouer vaincu avant même d’avoir tenté sa chance lui était tout simplement inenvisageable. C’était la caractéristique la plus notable de sa personnalité, il ne baissait jamais les bras.

   Il prit l’arc dans sa main gauche, l’inclina légèrement et encocha la flèche en gardant les deux yeux ouverts. Il visa quelques secondes, puis tira. Celle-ci fusa et s’enfonça tout près de la sienne, pas assez à son goût, en tout cas pas assez pour lui clouer le bec :

   − Il te reste du travail.

   − Je ne passe pas ma vie à chasser ! Contrairement à certains.

   Mornar acquiesça d’un signe de tête, reprit son arc, et décocha un autre projectile en plein centre. Battu, Eldan tourna finalement la tête en soupirant, puis partit se blottir près de son bouleau.

   Il se replongea dans sa lecture, mais ne réussit pas à enchaîner plus de deux paragraphes d’affilés. Le bruit que faisait Mornar étant si dérangeant qu’il n’arrivait pas à se concentrer sur la retranscription romanesque de la guerre noire. Il se voyait donc obligé d’écouter avec consternation un ami qui avait visiblement des facultés d’appréciation différentes des siennes, surtout lorsqu’il s’acclamait sur la justesse de ses tirs.

   Eldan soupira en refermant son livre :

   − Et si on allait pêcher ? Je crois que ça te ferait du bien.

   − Bonne idée, répondit-il.

   − Et par pitié, boucle-la un peu ou l’on n’attrapera rien du tout.

   − Tu sais que je dégote toujours les plus belles prises.

   − Pas cette fois, je sens que c’est mon jour.

   − On parie ?

   − Dix Pylas.

   − Accordé.

   Eldan le regarda avec un petit sourire ; il ne changera jamais ! Il espérait cette fois gagner son pari, car Mornar s’était montré encore une fois meilleur au tir à l’arc.

   Tous deux partirent en direction du Märi-Cärimar, la rivière dans laquelle ils allaient pêcher depuis leurs premiers pas, elle arpentait Melinir du nord au sud.

   Les Plaines du Nord réunissaient plusieurs localités, dont Hatteron, un petit village paisible, abritant fermiers, agriculteurs, ou forgerons, comme le père d’Eldan. Le hameau ne s’impliquait guère dans les histoires étrangères, préférant son calme et sa tranquillité. Les habitants avaient trouvé une certaine autonomie et ne dépendaient pas des villes majeures, peut-être la raison pour laquelle peu d’hommes s’intéressaient aux nouvelles extérieures, tant qu’ils pouvaient y vivre tranquillement.

   Hatteron regroupait une centaine d’habitants, et était seul dans la petite région, situé au milieu des longues plaines ondulantes, entre le Märi-Cärimar, la Forêt du Nord et une haute chaîne de montagnes qu’on appelait plus communément les Saillies. Très peu connu du reste du continent, le village figurait parmi l’un des plus proches des Barbares du Nord.

   Il fallait dix minutes à pied depuis le hameau jusqu’au Märi-Cärimar et les deux amis marchaient avec entrain sur un sentier qu’ils pouvaient presque emprunter les yeux fermés, car le parcours leur était bien connu. Ils continuèrent sur un chemin rocailleux, puis s’enfoncèrent dans un petit bosquet où un doux bruissement se faisait entendre depuis la rivière qui courait non loin de là.

   Les deux jeunes hommes riaient et conversaient avec leur habituelle ferveur. Tous deux avaient les cheveux bruns. Eldan était plus athlétique que Mornar, mais son ami était plus grand et avait les cheveux plus courts, avec des yeux marron et un nez crochu qui lui donnaient un air assez sévère, ce qui en fait était justement l’inverse.

   Enthousiaste, volontaire et précipité étaient les qualificatifs qui le décrivaient le mieux.

   Eldan, lui, possédait des yeux bleus nuit et des cheveux en bataille qui encadraient le contour de ses sourcils. Il avait un visage autoritaire et sympathique à la fois. Étant un bon athlète depuis son enfance, il n’y avait pourtant jamais trouvé une vocation ; la lecture l’intéressait davantage. Il aidait régulièrement son père à la forge, ce qui l’avait doté d’une certaine force et de larges épaules, un grand avantage quand les deux amis s’amusaient à lutter l’un contre l’autre. Il appréciait sa vie dans le hameau et ne prévoyait pas de changer ses projets d’avenir, c’est-à-dire reprendre l’entreprise de son père, contrairement à Mornar qui espérait un jour quitter Hatteron.

   Les deux amis continuèrent leur promenade en empruntant un sentier sinueux qui se terminait au coin du bras de la rivière, qu’ils retrouvèrent après leurs dix habituelles minutes de marche. Ils s’installèrent comme ils avaient l’habitude le faire, Mornar s’asseyant sur un rocher bordant la rive, et Eldan sur un tronc d’arbre à deux mètres de là.

   − La rivière est agitée aujourd’hui, lui dit Mornar. Les poissons seront rares.

   Eldan sourit, écoutant la parole d’expert de son ami qui était passionné par la pêche depuis son plus jeune âge. Il y venait d’ailleurs souvent pendant son temps libre, entraînant Eldan à de longs après-midis devant le Märi-Cärimar.

   Au bout de cinq minutes, l’hameçon de Mornar frétilla, il commença aussitôt à mouliner, et après quelques instants de lutte, réussit à sortir sa proie des eaux.

   − Un têtard aurait la taille d’un cachalot à côté de cet œuf misérable, se lamenta-t-il.

   Eldan ne put s’empêcher de le féliciter sur la prise spectaculaire qu’il venait d’effectuer en regardant son ami remettre sa pauvre besogne en liberté.

   − Très drôle monsieur j’ai les mains vides, marmonna Mornar. Et sinon, tu as fini la maquette de Fourmat ?

   − J’y vais ce soir et demain, je pense qu’il sera satisfait, enfin, je l’espère, tu le connais.

   − Comment l’avais-tu cassé ?

   − Oh, rien de grave, répondit Eldan. Je passais justement chez lui pour lui demander un bouquin, car sa bibliothèque est vraiment impressionnante, je te le promets, on y trouve de tout. Bien sûr, j’ai choisi celui qui était le plus haut, et chanceux comme je suis, j’ai fait tomber la maquette d’un navire juste à côté ; et pas n’importe lequel. Le plus important de sa collection. Il s’est tout de suite énervé, a hurlé à tue-tête que j’étais un criminel, un escroc, bla, bla. Je me sentais un peu bête…

   « Pour m’excuser, je lui ai promis de la reconstruire.

   Mornar avait écouté toute l’histoire le sourire aux lèvres :

   − Il doit être le pire bougre grincheux antipathique de toutes les plaines de Belbourg.

   Ils continuèrent de pêcher et de bavarder, mais aucun poisson ne s’attarda devant leurs hameçons, jusqu’à ce qu’Eldan en attrape un de la taille de son avant-bras : une truite bien en chair.

   Mornar en resta bouche bée avant de tirer une tête d’enterrement et de se renfrogner jusqu’au soir.

   Quand le soleil disparut à l’horizon, ils rangèrent leurs affaires et Eldan rappela à son ami le pari qu’ils avaient passé et reçut ses dix Pylas. Mornar ravala ses grognements en lui remettant l’argent qui lui était dû, car il n’aimait pas perdre.

   − Tu vas servir ton poisson en apéro ou le donner à tes chats ? fit Eldan.

   − Je crois qu’on n’a pas le même sens de l’humour…

   Mornar rentra chez lui, quant à Eldan, il se dirigea chez Fourmat.

   Le jeune homme se demandait si le vieux bougre serait de meilleure humeur que le soir précédent, car sa mauvaise foi était aussi agréable qu’une claque en pleine figure.

   Il s’imagina en train de lui fracasser sa maquette sur le crâne, ce qui lui arracha un petit sourire, qui se dissipa rapidement lorsqu’il arriva devant sa maison. Il prit soin de déposer son sceau de poisson non loin de la porte et referma le couvercle ; Fourmat n’aurait pas aimé qu’il vienne empester sa propriété. Après réflexion, il hésita à reprendre le récipient, mais il ne voulait pas l’irriter dès le début.

   Il frappa en soupirant.

   La porte s’ouvrit et laissa apparaître le vieil homme.

   − Ah ! T’es là toi, grogna Fourmat. La maquette est dans mon atelier. Et par la peau d’Ilirme, dépêche-toi d’la finir, sinon t’auras affaire à moi.

   Son visage ridé et renfrogné agaça immédiatement Eldan. Il avait un regard noir, méfiant comme à l’ordinaire, avec des cheveux blancs comme les premières neiges.

   Le jeune homme répondit avec dépit :

   − Je vais essayer.

   Il entra chez Fourmat, et se dirigea sans un mot vers l’atelier. Il s’assit et commença à réparer le bateau.

   Il se hâtait de terminer son travail, car la présence étouffante de Fourmat n’était pas une compagnie qu’il appréciait énormément. Cependant, le vieil homme possédait énormément de sculptures et autres objets d’art, lui offrant une toile de fond intéressante.

   « C’est sûrement un collectionneur », pensa-t-il.

   Le bout de la coque fut assez rapidement reconstruit. Eldan ponça un morceau de bois, le plaqua délicatement contre la proue, puis enfonça cinq clous. Il répéta cette opération dix fois et termina le plancher. Après avoir fixé correctement un mât, il décida qu’il en avait assez fait. Il rangea alors l’atelier et souhaita une bonne soirée à Fourmat qui lui répondit en grognant. Il sortit de la maison et prit une grande bouffée d’air frais.

   Soulagé d’avoir pris congé du vieil homme, il se détendit un moment, heureux d’arriver au bout de son travail.

   Avant de rentrer chez lui, il devait passer à l’écurie pour nourrir Flèche-Noire, sa jument ; une tâche qu’il avait pris l’habitude de remplir tous les soirs.

   Ses parents lui avaient offert Flèche-Noire − un pur-sang − le jour de ses douze ans et maintenant qu’il venait d’en avoir vingt, il remarqua qu’il n’avait pas passé un seul jour de ses huit dernières années à ne pas s’occuper consciencieusement de son cheval ; une magnifique monture, sûrement la plus belle et la plus rapide de Hatteron.

   Il marchait en direction de l’écurie, située au centre d’un village désert à cette heure.

   Eldan arriva devant l’imposant bâtiment qui était maintenu grâce à un pilier central large d’une quarantaine de centimètres, où de nombreux boxes étaient installés sur les parois, alors qu’au fond, une ouverture permettait aux chevaux de se dégourdir dans un vaste pâturage hautement clôturé. À cette heure, l’écurie était remplie, et non loin d’une trentaine de montures hennissaient, offrant un vacarme habituel.

   Une cinquantaine de villageois avaient travaillé corps et âme à sa construction, d’ailleurs, Hatteron était reconnu pour cet édifice, ainsi que pour la sculpture du pur-sang qu’elle comportait sur sa toiture. Ce n’était pas seulement une étable, mais un symbole, une fierté pour les habitants.

   L’écurie était utile pour ceux qui n’en possédaient pas comme la famille d’Eldan qui utilisait ce bien commun à bon escient.

   Lorsqu’il voulut entrer, un robuste étalon sortit brusquement par l’entrée principale en tirant une charrette et un attelage de bois grossièrement empilé.

   ­− Attention là ! aboya une voix familière venant de l’intérieur.

   Eldan reconnut Karter, un paysan des plaines de Belbourg, un homme qu’il appréciait. Grand et trapu, il avait une barbe noire et de gros sourcils broussailleux. Sa chemise de travail ressemblait à un torchon qu’on aurait essoré des dizaines de fois, et son visage, creusé par l’âge, était encrassé de sueur et de terre.

   − Ah ! C’est toi Eldan ! Tu tombes à pic ! Pourrais-tu m’aider à ficeler mon attelage ? La charrette est remplie et je n’ai pas envie de courir après toutes les fuyantes le long du trajet, fichtre !

   − Bien sûr.

   En quelques gestes, le travail fut achevé, et le fermier réajusta les rênes de son cheval.

   − Au fait, ajouta Karter, ma charrette a percuté la poutre principale. Il y a une légère fissure, rien de grave je la réparerai dès que possible.

   − Tant que le toit ne s’écroule pas sur nos chevaux !

   Karter lui donna une tape sur l’épaule et prit la route en direction de chez lui.

   − Eldan, j’oubliais, dis à ton père que je passerai à la forge pour ferrer mon vieux Bilgon.

   − N’oublie pas le rendez-vous cette fois !

   Karter lui fit un clin d’œil et frappa sur l’arrière-train du cheval :

   − Hue féniasse ! Avance vieux canasson !

   Eldan pénétra dans l’écurie et retrouva Flèche-Noire.

   En caressant sa sombre et volumineuse crinière, il sentit qu’elle était agitée et entreprit de la calmer avec douceur.

   − Chut…, silence ma belle.

   Son excitation s’estompa peu à peu lorsqu’Eldan la brossa, car elle avait toujours aimé les cajoleries et respirait bruyamment. Une fois sa jument satisfaite, il lui donna du foin, nettoya rapidement son box, et lui promit une promenade dans les plaines le lendemain. Voyant qu’elle réclamait encore de l’attention, il lui offrit une pomme bien juteuse avant de détourner la tête.

   Son regard s’arrêta sur le pilier central qui présentait la fissure horizontale dont lui avait parlé Karter. Cela ne risquait pas de céder, mais l’entaille devait être réparée au plus tôt pour éviter une catastrophe, ce qui était encore loin d’être le cas, heureusement.

   Finalement, il sortit.

   L’écurie se trouvait en plein centre du hameau, à proximité de nombreuses fermes. Il scruta les environs et vit quelques lumières s’allumer pour aussitôt s’éteindre, un signe apparent de peur. Les habitations du village avaient presque toutes la même architecture, un toit en chaume, des murs en pierre, quelques parois en frêne, et une cour.

   Eldan prit la direction de sa maison.

   Il traversa pratiquement tout le village, puis emprunta le chemin isolé qui menait chez lui.

   Même s’il ne pouvait se plaindre du train de vie agréable et continu dont il bénéficiait, il n’avait jamais vraiment apprécié l’hypocrisie qui régnait dans le hameau. Des commérages plus stupides les uns que les autres avaient divisé les villageois et formé des groupes auxquels il était conseillé de s’attacher. Il y avait de moins en moins de jeunes, Eldan ne possédait donc guère d’amis de son âge, mais le lien qu’ils avaient tissé entre eux était solide, particulièrement avec Mornar, qui était son acolyte de longue date. Il se souvint de leur première rencontre, sur les bancs d’école, attendant leur professeur pour la première leçon. Mornar avait apporté une boîte de biscuits qu’ils avaient dévorée comme des cochons, transformant leur bureau en véritable poubelle. La leçon n’était même pas commencée que l’institutrice les avait déjà mis à la porte.

   Depuis ce jour, ils ne s’étaient jamais quittés.

   L’école du village se dressait près de l’épicerie, à l’ouest. Elle était relativement haute et possédait de larges fenêtres sur chaque façade.

   Après la scolarité obligatoire, très peu de jeunes s’étaient dirigés dans des académies supérieures, car il leur aurait fallu quitter le hameau et s’installer dans des villes telles qu’Aquira, Sulleda ou Nimendal ; la plupart préférant la vie rudimentaire de Hatteron.

   Eldan songeait à reprendre la forge de son père, car il ne voyait pas un avenir différent. Il connaissait bien le métier et l’appréciait. Son père lui avait transmis la quasi-totalité de son savoir. Quant à Mornar, il ne savait encore pas sur quelle voie s’engager. Bien qu’il chasse déjà beaucoup pour sa famille et l’aide à l’entretien de la maison, il n’y avait pas trouvé sa vocation.

   Eldan continua à marcher sur ce chemin qu’il connaissait par cœur.

   Une branche s’agita à la lisière de la forêt.

   Il fut rapidement alerté par cette agitation peu familière, puis un second bruissement attira davantage son attention. Un peu surpris, le jeune homme avança lentement, puis s’arrêta, car le buisson bougea à nouveau. Son pouls s’accéléra brusquement, la chose qui remuait devait mesurer deux bons mètres. Eldan ne connaissait pas d’animal aussi grand dans la région et sentait que cette créature était dangereuse ; ses sens lui soufflaient de s’en éloigner le plus vite possible.

   Une forme noire aux contours vagues quitta le fourré pour s’enfoncer dans la forêt. Eldan recula d’un pas apeuré. Qu’était-ce ? Quelqu’un qui l’espionnait ? Un humain ? Une créature ?

   À contrecœur, il examina le buisson, mais il n’y avait plus rien, plus aucune trace.

   Il reprit la route, déstabilisé.

   Après réflexion, il conclut que cette curieuse silhouette n’était pas humaine, sa manière de se déplacer n’avait rien de familière ; ses pas étaient plus rapides, plus lourds, plus puissants.

   Il se calma peu à peu en respirant profondément, mais il était inquiet, ou plutôt perturbé par le fait qu’une créature plus grosse que tout ce qu’il avait déjà vu s’amusait à surveiller le village.

   Il arriva devant sa maison avec soulagement. De la lumière jaillissait des fenêtres. Construite en partie par la main de son grand-père, l’habitation était grande et spacieuse. La forge était accolée à la demeure par le côté. Un poulailler, quelques vaches, des chèvres et des cochons constituaient le reste de leurs avoirs, leur assurant un peu de viande, du lait et des œufs.

   Le boulanger et l’épicier de Hatteron complétaient leurs derniers besoins. Une fois par semaine, différents marchands passaient par le village, ce qui en arrangeait plus d’un.

   Eldan voulut rejoindre son lit le plus tôt possible, car il tombait de fatigue.

   Sa mère était en train de tricoter un pull et son père lisait un livre. Un feu brillait devant Roald et Aline Errendel.

   Eldan ressemblait plutôt à sa mère, ils avaient le même nez fin et le même regard bleu ciel, mais il avait hérité du caractère de son père, Aline le disait souvent.

   Son père était donc le forgeron du village. Une fonction qu’il léguerait à Eldan, qui le déchargeait déjà beaucoup de sa tâche.

   Le jeune homme leur dit bonsoir et descendit à la cave. Il plaça soigneusement son poisson dans un grand contenant de pierre – un petit aménagement qui permettait une bonne conservation des aliments. Puis remonta et s’assit près du feu. Il se lova confortablement dans le fauteuil et profita de la chaleur des flammes, car la fraîcheur de ce début de printemps l’avait quelque peu refroidi.

   − Fourmat était aussi sympathique que les autres fois ? le nargua son père en levant le nez de son livre.

   Roald le scruta d’un regard grisonnant. Son visage creusé reflétait la solidité de son corps, et ses cheveux d’un brun très clair ressemblaient à la terre sèche qui sillonnait sa forge.

   − Il fait des efforts on dirait, maintenant, il se contente de grommeler dans son coin, alors qu’au début, il me criait dessus toutes les cinq minutes.

   − Je trouve ça bien que tu aies voulu réparer sa maquette, lui dit sa mère.

   Sa chevelure blonde était attachée en chignon derrière un visage sévère et tendre à la fois.

   − Je commence à regretter…, lança-t-il. Je crois que j’aurais préféré lui rembourser son bateau.

   Ses parents se regardèrent avec un petit rire.

   Eldan s’enfonça confortablement dans le fauteuil et repensa à l’événement précédent. Qu’était-ce ? Il retourna la question sous toutes ses coutures, et ressassa toutes les créatures de la région qu’il connaissait, mais aucune n’avait une telle corpulence. En tout cas, il ne voulait pas les inquiéter pour de simples suppositions, qui par ailleurs, n’avaient aucun fondement.

   Après avoir nettoyé la vaisselle, sa mère prit la parole :

   − Nous t’avons laissé un peu de ragoût, il y en a sur la table.

   − Ah, merci, répondit Eldan qui avait oublié que son ventre criait famine.

   Il s’installa à table et dégusta le repas qu’Aline avait préparé ; elle était une excellente cuisinière, et depuis sa plus tendre enfance, Eldan raffolait des plats qu’elle mijotait.

   Après s’être rassasié, l’appel du lit se fit pressant. Il souhaita une bonne nuit à ses parents et partit se plonger au fond de ses draps.

   Devant aider son père à la forge, il se leva tôt le lendemain et enfila, comme à son habitude, une braie brune, un fin chemisier et un vieux cardigan.

   − Plonge-le à l’eau, lui dit son père en frappant violemment une lame de son marteau. Eldan s’exécuta, regardant le fer à cheval fumer, puis en martela un autre durant dix minutes, se remémorant la scène de la veille. Mais la même question le démangeait toujours.

   − Crois-tu qu’une quelconque bête pourrait venir s’aventurer dans le village ?

   Roald le regarda étrangement :

   − Ta question est vague… Il est arrivé que des Singals s’approchent de Hatteron. Nous avons aussi vu des Hodraques survoler les environs. Et par chance, jamais Huttlord ou Hassamdaï n’a pointé le bout de son nez par ici.

   Eldan acquiesça d’un signe de tête.

   − Et pourquoi me poses-tu cette question ?

   − Rien d’important.

   − Tu as vu quelque chose hier soir ?

   − Non. Je me posais simplement la question.

   Son père lui adressa un regard signifiant qu’il était à moitié convaincu.

   Eldan retrouva Mornar devant l’écurie le lendemain après-midi.

   − Ensuite, il s’est volatilisé dans la forêt ? demanda son ami qui venait d’écouter l’histoire.

   − Il s’est enfui.

   − Qu’est-ce que ça pouvait être ?

   − Je ne sais pas, c’est bien cela qui m’inquiète, répondit Eldan, perdu dans ses pensées. Ce n’était pas un homme, mais quelque chose de plus grand.

   – Tu es sûr que ce n’était pas Gerg qui avait forcé sur la picole et recherchait sa maison ?

   – Je suis sérieux. C’était plus imposant, et étrangement dangereux.

   – Plus imposant que ses cent-quarante kilos ?! À des kilomètres à la ronde, je ne vois pas.

   – Bref, j’espère que ta vision des choses est la bonne…

   Les deux amis marchaient dans le village et avaient décidé d’aller boire un pot à la taverne Grandes Oreilles ; l’établissement en lui-même n’était pas extraordinaire, mais la cervoise y était excellente.

   Eldan et Mornar entrèrent et remarquèrent immédiatement les deux filles installées sur leur gauche : Gilia et Maïe, qui leur adressèrent un signe de main chaleureux. En bon gentleman, ils leur firent la bise d’un unique baiser sur la joue droite, comme il était coutume de le faire sur Melinir.

   − Comment vas-tu Eldan ? demanda Maïe en secouant ses cheveux foncés.

   − Bien, comme d’habitude ! Et toi, tu penses toujours partir pour Elloros ?

   − Je m’en vais cet été.

   − Dommage. Tu reviendras, j’espère ?

   − Quand je pourrai.

   Maïe était une ex-petite amie d’Eldan avec laquelle il était resté en de bons termes après leur séparation.

   Ancienne camarade de classe, Gilia s’entendait avec les deux hommes comme comme les doigts de la main. Elle était plus petite avec des cheveux bouclés très courts. Toutes deux étaient plus jeunes d’une année.

   Ils conversèrent quelques instants avant de s’installer à leur table habituelle au fond de la taverne, près d’une longue rambarde.

   L’emplacement était un peu lugubre, mais la douce chaleur de la cheminée et l’odeur de houblon leur rappelaient une quantité de souvenirs ; certains précis, et d’autres nettement moins − ils y avaient beaucoup fêté.

   En ce début d’après-midi, ils étaient pratiquement les seuls clients, mais en fin de journée, la taverne se remplissait presque totalement, parfois jusque tard dans la nuit. Les villageois aimaient se retrouver pour y siroter de nombreuses chopes de houblon fraîchement brassé.

   Une fois confortablement installé, Eldan retroussa sa longue chemise et remarqua quelques griffures sur ses avant-bras. Cela devait sûrement provenir des fouilles de la veille, lorsqu’il recherchait la mystérieuse créature à travers le bosquet d’aubépines.

   − Salut vous deux, on va bientôt inscrire vos deux noms sur cette table ! Que vous faut-il ? demanda soudainement la serveuse qui venait d’arriver.

   Mornar se crispa, ce qui amusa Eldan, car il savait que son ami avait un faible pour Silève.

   − Deux chopes de cervoise, merci ! répondit-il avec enthousiasme.

   Silève acquiesça d’un coup de tête et s’en alla. Son ami ne la quitta pas des yeux.

   − Elle t’a encore tapé dans l’œil, non ? fit Eldan, riant.

   − Pas plus que d’habitude, affirma Mornar d’un air innocent.

   − Tu ne t’es pas vu ?

   La lumière pétillante qui s’affichait dans le brun de ses yeux le trahissait souvent.

   − Oui, c’est vrai que la robe qu’elle porte aujourd’hui…

   Silève avait une magnifique silhouette élancée, les cheveux foncés légèrement ondulés. Un regard cuivré, brillant, hypnotisant. Et un charme impressionnant, qui avait toujours envoûté Mornar.

   Ils finirent leur cervoise, et Eldan paya en vitesse en déboursant quelques Pylas, Mornar prit l’argent et alla lui déposer dans la main, lequel eut en retour un merveilleux sourire.

   À leur sortie, ils tombèrent nez à nez avec trois amis : Alix, Jordan et Skalit, les trois du même âge.

   − Vous partez déjà ?! s’écria Alix.

   − Je vais travailler ! répondit Eldan.

   Ils se serrèrent la main.

   Alix était grand et plutôt costaud, avec un visage rond et de longs cheveux bruns lui tombant sur la nuque. Les deux autres étaient blonds et plus petits.

   Alix donna une tape sur l’épaule de Mornar :

   − Tu as bien récupéré depuis notre dernière soirée ?

   − C’était dur le lendemain…, répondit Mornar.

   − Ha ! Ha ! Tu avançais aussi rapidement que la vieille Marta ! s’écria Skalit.

   − Sans compter qu’il marchait de gauche à droite sur toute l’allée, dit Eldan, riant, se remémorant l’anniversaire d’Alix qu’ils avaient fêté ici même. Je crois que le patron en avait assez de nous…

   Les cinq amis restèrent un moment devant la taverne à converser et à se remémorer leurs dernières folies.

   Eldan travailla à la forge durant tout l’après-midi. Quand la tâche fut terminée, il partit de chez lui, et comme promis, rendit visite à Flèche-Noire.

   − Debout fainéante, prête pour une ballade ? Allez ! Tu n’as pas bougé de la journée.

   La jument poussa un hennissement excité qu’Eldan prit pour un oui.

   Il sortit Flèche-Noire de l’écurie, la monta, et commença son tour habituel ; la ballade avec son cheval était le moment qu’il préférait le plus. Ils passèrent par la forêt et arrivèrent dans une plaine où Flèche Noire accéléra. Elle galopait extraordinairement vite, sa crinière ondulant dans le vent. Eldan lâcha les mains quelques instants ; le fruit de ses huit années d’entraînement à l’équitation lui avait procuré une certaine maîtrise.

   La ballade continua pendant une heure. Ces moments-là, il les adorait, c’était le meilleur moyen pour se vider l’esprit, trouvait-il.

   Le vent claquait sur son visage. Le bruit des pas de Flèche-Noire faisait frémir les herbes du pré, alors que le calme envahissait son esprit, transformant cet instant de plénitude en méditation, un moment où ses pensées vagabondaient aussi aisément que le faisait son cheval.

   Eldan ramena Flèche-Noire à l’écurie et la caressa vigoureusement en guise d’au revoir.

   Il rentra chez lui et retrouva ses parents à table pour le repas. Comme souvent, son père racontait les petits malheurs qui s’étaient déroulés à la forge avec des clients : généralement à mourir de rire, si bien qu’il se demandait des fois s’il ne les inventait pas. Mais peu importe, ça leur donnait le sourire, et c’était l’essentiel.

   Eldan ronchonnait en se souvenant qu’il devrait aller chez Fourmat pour finir la maquette.

   Après un solide repas, il débarrassa son assiette, puis partit à contrecœur.

   Son foyer l’imprégnait d’une sensation de bien-être, d’un réconfort difficile à délaisser si tardivement dans la journée ; un contentement qui s’estompa rapidement quand il arriva devant la maison délabrée de Fourmat qui n’entretenait visiblement pas les alentours, alors que l’intérieur était décoré d’une imposante collection de navires.

   Eldan frappa à la porte.

   L’instant d’une respiration, le vieil homme ouvrit et l’invita aussitôt à finir sa tâche.

   Fourmat était assis sur une chaise à bascule, et fumait une pipe en lisant un livre. Eldan sentait son regard peser sur lui aussi souvent que les pages défilaient. Une maniaquerie qui consistait à trouver le moindre détail qui ne lui plaisait pas, mais il essayait d’ignorer ce manque de considération ; il savait que son travail était acceptable.

   Au bout d’une heure, la situation l’exaspérait totalement.

   − Il me reste très peu à finir…

   − Et alors ?

   − Je terminerai la maquette chez moi et vous l’amènerez demain.

   Eldan formula sa phrase avec toute la gentillesse du monde, il avait vraiment l’impression de caresser un vieil ours malade.

   − C’est pour me l’amener dans deux semaines, hein ? J’te connais mon garçon.

   − Je vous la rapporte demain et terminé, promis.

   − Bon d’accord, va-t’en. À demain, grogna Fourmat.

   − Au revoir.

   Eldan ne se fit pas prier. Il rangea ses outils, prit la maquette et partit comme un voleur. Il poussa un profond soulagement une fois sorti de la maison.

« Je comprends pourquoi ce vieux bouc vit seul ».

   Il commença à marcher.